À travers Varda par Agnès (2019), son ultime film en forme de master class augmentée, la cinéaste voulait que les jeunes générations sentent la formidable liberté de sa « cinécriture ». En retraçant avec ses proches collaborateurs la conception de ce dernier film, on explore ici cette envie de transmission qui l’a portée jusque dans ses ultimes moments, mais aussi son désir tenace de se raconter et de se réinventer jusqu’au bout.
Fin 2017, avec Nicolás Longinotti, le monteur de TROISCOULEURS, on s’était retrouvés un peu penauds dans la cuisine d’Agnès Varda, rue Daguerre, à parler avec elle de l’Oscar qu’elle allait recevoir et de la nouvelle saison de Twin Peaks. Quelques jours plus tôt, Nicolás avait monté pour nos réseaux sociaux et notre site Internet une vidéo autour de ses films, intitulée Agnès Varda. Corps sensibles, soit une série d’échos visuels en split screen célébrant la sensualité de ses œuvres. En la découvrant, la cinéaste avait appelé la rédaction pour féliciter un Nicolás tout décontenancé – à peine débarqué d’Argentine, il ne s’attendait pas à se faire louanger par la «grand-mère de la Nouvelle Vague». De son timbre doux, légèrement éraillé et si reconnaissable, Varda lui avait confié, à travers le combiné que l’on avait mis en haut-parleur : «Tu as su voir les secrets entre les images.» Elle lui avait ensuite proposé de monter son dernier film, Varda par Agnès, dans lequel elle racontait justement les fils invisibles qui nouent ses photographies, ses films, et ses installations.
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BONNE PAROLE
Car il restait bien quelques zones floues autour de l’œuvre d’Agnès Varda. Compte tenu de son importance dans l’histoire du cinéma, sa filmographie a été peu commentée – au regard de toutes les gloses sur François Truffaut, Jean-Luc Godard ou Claude Chabrol. Peut-être que, au fond, elle n’avait pas envie de se laisser embaumer dans des textes inertes, des films tristes et trop évidents. C’est sans doute pour cela qu’elle a elle-même pris en charge le commentaire de son travail: avec son livre Varda par Agnès publié en 1994, le film autobiographique Les Plages d’Agnès en 2008, les bonus de ses DVD, ou encore ce dernier documentaire divisé en deux «causeries» de cinquante-deux minutes diffusées sur Arte juste avant sa disparition. Revisiter son œuvre sans être morne et rébarbative, toujours relancer l’imagination sous l’impulsion des plus jeunes (le street artist JR qui coréalise Visages villages, Nicolás Longinotti qui monte, à 28 ans, Varda par Agnès), cela lui ressemblait plus. Varda n’était pas du genre à s’enliser dans le passé.
Elle ne lui tournait pas le dos, mais elle le recyclait, pour s’inventer de nouvelles aventures : elle reconfigurait d’anciennes photos argentiques en leur greffant du numérique ou de la vidéo (son exposition «Triptyques atypiques» présentée en 2014 dans la galerie Nathalie Obadia), ou elle se construisait des cabanes avec les vieilles pellicules de ses films (La Serre du Bonheur, en 2018 dans cette même galerie). Dans ses dernières années, on l’invitait de plus en plus à des master class dans le monde entier pour parler de ses souvenirs, au présent. Mais c’était un exercice qui lui semblait de plus en plus difficile à assumer. «Son âge avançant, elle avait moins envie. Elle a eu une phase de frustration, celle de se voir limitée physiquement, d’avoir des difficultés pour marcher, pour voir. L’idée a donc germé de rendre sa parole disponible partout à travers un film», raconte Cecilia Rose, responsable production et distribution depuis une quinzaine d’années à Ciné-tamaris, la société fondée par Varda, qui fait vivre ses films et ceux de Jacques Demy.
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Le projet Varda par Agnès s’est enclenché avec Arte juste avant que la cinéaste ne rencontre JR; elle en a mis la production en pause pour prendre la route aux côtés du colleur de portraits géants et tourner le documentaire Visages villages (2017). «Elle avait son “histoire d’amour” à vivre. Ça a coïncidé avec l’arrivée de sa fille, Rosalie Varda, à la direction de Ciné-tamaris : même si elle a pu se sentir dépossédée au début, Agnès a été libérée de la gestion de la société et a pu se concentrer sur le versant créatif. C’était sans limite, les idées fusaient tout le temps. Mine de rien, la démarche de Visages villages a été importante dans tout ce qui sous-tend Varda par Agnès : c’est l’idée de créer du lien autour de l’art», analyse la directrice de production. «Elle a toujours regardé ce projet comme son dernier partage, son dernier mot sur le cinéma et sur son œuvre», ajoute Nicolás.
EN MOUVEMENT
Quand elle est revenue de son road trip sur les routes de France et de Suisse, elle a repris la confection de Varda par Agnès. Mais il était hors de question de s’asseoir sur une chaise pour jouer à la professeure de cours magistral soporifique. Avec son coréalisateur, Didier Rouget, et son bras droit, la directrice artistique Julia Fabry (qui collabore avec elle depuis Les Plages d’Agnès en 2008), elle voulait remuer les spectateurs, «sortir le public de sa position passive et oxygéner le caractère mortifère du projet, dont elle avait pleinement conscience», détaille Fabry. Le spectateur est ainsi baladé de la scène de la Fondation Cartier pour l’art contemporain à celle du festival Premiers Plans d’Angers, où elle donne des conférences, d’une campagne française, où Varda explique in situ les travellings de Sans toit ni loi, à une plage, son lieu fétiche, où se mêlent rires d’enfants et cris d’oiseaux.
Comme une envie d’aérer ses propres images, de les amener là où l’on ne les attend pas. C’est ce qu’elle a fait, on l’a dit plus haut, avec son activité récente de plasticienne (mot qu’elle détestait, car il ne traduisait pas ce qui était important pour elle: la mise en espace), qui a bousculé sa place dans le milieu des arts et qui est au centre de sa deuxième causerie. «Avec Varda par Agnès, elle voulait se revendiquer comme artiste visuelle. Elle aimait ses installations et elle voulait que le monde comprenne que c’était ça qui la portait aujourd’hui», se souvient Nicolás. «Agnès a eu du mal à trouver sa place dans le monde de l’art contemporain», affirme Cecilia Rose. «Pour le public, la critique ou même les institutions, c’était une cinéaste. Cela l’entravait pour expliquer de manière très pragmatique des choses passionnantes sur son travail. Dans ce film, on est donc allés au plus simple : comment fonctionnent les dispositifs des installations? Que peuvent-ils apporter?» poursuit Julia Fabry.
Dans la salle de montage de Varda nichée chez elle, dans la maison rose de la rue Daguerre qu’elle habitait depuis 1951 et où elle liait vie intime et rêveries professionnelles avec Ciné-tamaris, Nicolás a passé plusieurs mois entre les chats, les objets saugrenus qui foisonnent et les œuvres d’art fascinantes, à articuler les passages d’un film à un autre, d’une installation à une autre. «Il fallait faire des sautes temporelles et esthétiques qui ne soient pas capricieuses, qui soient fluides et organiques. Il fallait aussi être synthétique. Et avec un corpus comme celui d’Agnès, ça a été une tâche assez dure… Heureusement, ses indications étaient d’une précision folle. Elle pouvait dire : “Laisse six images avant de couper.” Elle m’a beaucoup appris», se rappelle Nicolás.
Ce souci de la justesse n’a pas défailli malgré l’urgence, une fois annoncée la sélection du film hors Compétition à la dernière Berlinale. «Malade, à 90 ans, elle s’est retrouvée à faire des journées de travail qui commençaient à 10 heures du matin et se terminaient à minuit. Je pense qu’elle a aussi tenu avec ce film: elle voulait absolument voir le montage, le mixage et l’étalonnage terminés. Elle ne s’est pas du tout économisée, pour que tout reste conforme à sa vision», raconte Cecilia Rose. Quand a résonné sa phrase pudique «Je disparais dans le flou, je vous quitte» à la fin de la projection à Berlin, la malicieuse Agnès Varda se doutait bien qu’elle nous laissait avec l’impression la plus distincte, la plus nette: celle que son œuvre recèle encore bien d’autres échappées, que l’on s’empresse déjà d’explorer.
Images: Copyright Ciné Tamaris