Dans une scène, Anne écrit un mot à Loïs en grattant un morceau de pellicule. Envoyer un message via un film, c’est une idée très romantique.
Vanessa Paradis : Toutes les œuvres sont remplies de milliards de messages personnels selon, par exemple, ce que l’acteur a vécu pendant le tournage. Un film, ce n’est presque que ça : des messages cachés.
Yann Gonzalez : L’idée que vous évoquez résume bien Un couteau dans le cœur, qui entrelace les affects et les images. Le message qui en émane condense les quatre ans que j’ai mis à faire ce projet. C’est une sorte de portrait de ce que je suis, de mes fantasmes, à travers Vanessa. Pendant la préparation, nous parlions beaucoup, notamment avec ma chef déco, du mot « palimpseste », des choses qu’on gratte et qui finissent par apparaître. Il y a encore un petit peu de ça dans le film, par exemple dans les images en négatif qu’on voit régulièrement.
C’est un film très fétichiste du cinéma, et pétri de références. Êtes-vous vous-mêmes collectionneurs d’objets liés aux films ?
V. P. : Les objets me plaisent, mais j’ai davantage envie de les regarder que de les posséder.
Y. G. : Chez moi, j’ai beaucoup de DVD et de bobines. Je suis fétichiste de la matière. Voir de la pellicule, ça m’émeut et, en même temps, ça m’attriste, parce que ça me rappelle qu’un film aujourd’hui c’est des données numériques, des boîtes électroniques qu’on appelle DCP et que je trouve tristes à mourir.
Yann, vous avez montré Simone Barbès ou la Vertu de Marie-Claude Treilhou (1980) à vos acteurs. Comme dans votre film, on y trouve le Paris nocturne et interlope des années 1970, avec un cinéma porno, un cabaret lesbien…
Y. G. : C’est le portrait d’une ouvreuse de cinéma porno, un personnage de femme bouleversant, libre, indépendant, frondeur. J’aime cette liberté de ton entre mélancolie, jouissance, désespoir aussi. C’est un film assez noir : la dernière conversation, dans la voiture, entre l’héroïne et le croupier, c’est un des plus beaux dialogues du cinéma français pour moi. On y sent la liberté sexuelle, la liberté dans les rues de Paris. La joie de participer à une espèce de grand secret dans les recoins de la ville.
V. P. : Pour une actrice, s’imprégner de scènes de films qui inspirent le metteur en scène est important, ça parle mieux que des mots, même si on ne cherche pas des choses précises à recopier. Dans Simone Barbès ou la Vertu, les gens parlent avec une autre musique, celle d’il y a quarante ans…
Y. G. : C’est exactement ça : les voix disparues du cinéma. La gouaille d’Ingrid Bourgoin, et de nourrir Vanessa de ce pan du cinéma français qui est un peu souterrain.
V. P. : Je me suis aussi inspirée de vieux souvenirs. Je ne voudrais pas qu’on me prenne pour une professionnelle des cabarets, mais c’est vrai que j’y allais beaucoup pendant mon adolescence. Quand j’avais 15 ans, on m’y emmenait souvent après une émission de télé ou un dîner.
Y. G. : J’allais moins dans les cabarets que
toi, mais j’ai vu pas mal de spectacles de
drag-queens dans des boîtes gays quand j’avais 20 ans. C’est un peu la même idée de jouer avec le grotesque, avec l’absurde, avec un humour un peu trash, over the top.
Outre la parenté avec Dario Argento dans les scènes de meurtres très esthétisées au gode-couteau, on sent aussi dans le film une grande influence de Phantom of the Paradise de Brian De Palma (1975).
Y. G. : De Palma, c’est un amour d’enfance, l’un des premiers grands cinéastes que j’ai découverts. Je crois que le film que vous citez est le premier que j’ai vu de lui. Quand j’étais en cinquième, mon meilleur ami était aussi fan de films d’horreur que moi, on s’échangeait des numéros de Mad Movies. Il m’a parlé du film avec des yeux émerveillés, j’ai acheté la B.O. en cassette et je l’écoutais en boucle. Comme souvent, j’ai fantasmé l’œuvre avant de la voir, à travers sa musique. Quand je l’ai enfin vue, ça a été un bouleversement. C’est l’histoire d’un monstre blessé dans son amour, qui se venge après avoir été mutilé. Donc oui, on peut voir un écho à ce film dans Un couteau dans le cœur.
Comment fantasme-t-on les années 1970 quand on est nés durant cette période ?
Y. G. : Je viens du sud de la France, et une partie de ma famille vivait en banlieue parisienne. J’ai un souvenir très fort, mystérieux et empreint de danger, de mes voyages à Paris quand j’étais enfant. Quelque chose d’un peu louche semblait se tramer dans les rues. Je sentais qu’il y avait une sorte de vie parallèle qui pouvait se jouer là, plus riche, plus folle, plus électrique qu’en province. Et les affiches de films d’horreur de l’époque me faisaient rêver, comme celle de La Compagnie des loups de Neil Jordan, en 1985. Paris, c’est la naissance du fantasme.
Comment vous êtes-vous documenté sur l’univers du porno gay des années 1970 ?
Y. G. : J’ai fait appel à Hervé Joseph Lebrun, spécialiste du porno gay français, pour enquêter sur Anne-Marie Tensi, la première productrice de porno gay. Il m’a présenté des gens qui avaient connu cette femme alcoolique, morte d’une septicémie, avec une jambe amputée.
V. P. : Au départ, j’avais peur de mal doser la violence du personnage et de ne pas en faire assez. Du coup, le premier jour, j’en faisais trop, c’était faux. Yann a réglé ça avec sa délicatesse, il m’a dit : « Je veux te voir toi, aussi. »
Y. G. :Au final, j’ai gardé quelques anecdotes sur les tournages d’Anne-Marie Tensi,
sur sa vie, mais je me suis vite dégagé de la vérité, parce que son parcours est assez sordide. Je voulais quelque chose de plus romanesque : le film devait transpirer la
joie et la liberté sexuelle.
Dans le film, la liberté sexuelle est plutôt du côté des hommes. La relation lesbienne entre Anne et Loïs est plus torturée et reste surtout mentale.
Y. G. : C’est le portrait d’une femme qui n’est pas du tout dans un appétit sexuel, mais amoureux. J’aurais trouvé ça hors de propos de montrer tout à coup des images de sexe entre femmes. Par ailleurs, un baiser, c’est très sensuel, sexuel, intime. C’était pour moi beaucoup plus fort que de les voir en ciseaux comme dans un film de Kechiche… J’aimais aussi cette idée que, dans le regard de Loïs, la sexualité entre hommes soit du travail, et qu’il n’y ait pas de désir.
V. P. : Et puis le seul pénis qu’on voit dans le film est faux : c’est l’arme du crime.
Comment le film résonne-t-il avec l’époque actuelle ?
Y. G. : Je pense qu’il parle de cet hédonisme pré-sida qu’on fantasme parce qu’on ne l’a pas vécu. Mais aussi d’une liberté qui est en train de se construire sur les ruines de cette maladie, quelque chose de l’ordre du plaisir partagé qui est en train de renaître. Je me suis beaucoup inspiré de cette énergie-là, des visages contemporains, ceux qui comptent pour moi, des figures de la nuit. Je pense au visage de Simon Thiébaut, par exemple, qui joue la cheffe des transgenres, qui insuffle quelque chose d’aujourd’hui alors que c’est un film qui pourrait verser dans la nostalgie.
V. P. : Et ce qu’il y a d’intemporel dans le film, c’est la fraternité, la solidarité, l’écoute et la tendresse des personnages. Ça fait du porno, mais ça fait aussi des pique-niques.
Et la fin peut être perçue comme une réaction au climat homophobe qui règne toujours à notre époque…
V. P. : Il y a cette phrase qui me tue : « Ça te fait bander de tuer du pédé ? » C’est comme si je l’entendais aujourd’hui.
Y. G. : Je l’ai écrite après la tuerie d’Orlando. L’idée de mettre en scène la vengeance de la communauté est vraiment arrivée juste après.
: Un couteau dans le cœur
de Yann Gonzalez
Memento Films (1 h 42)
Sortie le 27 juin