Avec Être vivant et le savoir, sorti en salles mercredi dernier, Alain Cavalier réalise un nouvel autoportrait gracieux et sensible. À cette occasion, on s’est demandé ce que les journaux intimes filmés avaient à nous dire de leurs auteurs. Qu’ils prennent la forme du voyage introspectif, de la déambulation urbaine, du huis clos expérimental ou de l’album de souvenirs, comment ces films ont-ils abordé l’écriture à la première personne ? Réponse avec ce top 5 subjectif et hétéroclite.
Lost, Lost, Lost de Jonas Mekas (1976)
Tourné entre 1949 et 1963 puis monté en 1976, Lost, Lost, Lost est une mosaïque exaltée d’instantanés filmés par Jonas Mekas (disparu au début de l’année) de son arrivée aux États-Unis. Forcé à quitter la Lituanie lors des invasions soviétique et nazie, ce pionnier du journal intime filmé saisit dans un style abrupt la vie de la communauté immigrée new-yorkaise comme l’effervescence de la contre-culture émergente. Au-delà de la célébration urbaine captée avec lyrisme en 16mm, ce journal de bord en forme de quête d’un espace à soi est surtout une variation tourmentée sur le déracinement intérieur et l’exil politique.
Tarnation de Jonathan Caouette (2004)
Un matin, Jonathan Caouette apprend via un message laissé sur son répondeur que sa mère Renée a fait une overdose de lithium. Il retourne alors dans l’enfer texan de sa jeunesse, et reprend le journal filmé qu’il avait entamé à l’âge de 11 ans. Puzzle énigmatique où se mêlent clips psyché des années 1980, vidéos super 8, images de feuilleton et séquences frontales où Caouette découvre son corps et son désir, cet album de famille saisissant est aussi traversé par la fragilité d’une mère internée. Comme pour se réconcilier avec son passé chaotique, Jonathan Caouette la filme imitant Elizabeth Taylor la clope à la bouche, telle une superbe star de cinéma déchue. Lors d’intenses et émouvants instants de complicité, il la questionne aussi sur les électrochocs qu’on l’a forcée à subir plus jeune, alertant sur les effets désastreux que cela a engendré chez elle. Un (auto)portrait puissant, des images impossibles à oublier.
Je tu il elle de Chantal Akerman (1975)
Mettre à nu les corps, dépouiller les décors, la narration, pour presque tendre vers l’abstraction et traduire par l’ascèse esthétique l’expérience de la solitude. C’est ainsi que procède ce film bouleversant de Chantal Akerman, essentiellement composé de plans-séquences fixes et pudiques au sein desquels la réalisatrice (devant et derrière la caméra) change ses meubles de place, rédige une lettre impossible à finir, fixe le spectateur avec intensité, mange du sucre et fait l’amour. De la déception amoureuse à l’ennui moite des fins de journée, Chantal Akerman traduit le désarroi mélancolique de la jeunesse avec une justesse infinie. Un autoportrait cru, dont les images en apparence glacées posent une question : comment exister à la fois pour les autres et pour soi-même ?
Ce répondeur ne prend pas de message, d’Alain Cavalier (1978)
Dans Ce répondeur ne prend plus de message, le journal filmé ne dévoile pas l’intimité de l’auteur mais le fait quasiment disparaître. Tournée en sept jours, en une seule prise et sans montage, cette performance aussi violente que poignante plonge au cœur des états d’âme d’Alain Cavalier. Le cinéaste, meurtri par la mort de sa compagne Irène Tunc, apparaît masqué, le visage bandé. Guidé par sa douleur, Cavalier tente de renoncer au monde extérieur en recouvrant de noir les murs de son appartement. Mais le tombeau qu’il se construit se remplit vite des passions de sa jeunesse, de lettres d’amour, de photos d’enfance et de bibelots chargés de sens. Des objets prosaïques, capables d’invoquer une dernière fois les images mentales des êtres disparus pour redessiner les contours du bonheur d’hier, avec une douceur inattendue.
Journal intime de Nanni Moretti (1993)
Road movie cinéphile, errance intellectuelle, chronique d’une maladie, pèlerinage urbain : difficile de discerner, sous son titre pourtant limpide, à quoi renvoie le « journal intime » énigmatique de Nanni Moretti. Avec son humour caustique habituel, Moretti nous entraîne d’abord en Vespa dans les rues de Rome, puis dans les îles siciliennes, où il se retire pour écrire un scénario, et enfin dans les cabinets médicaux où il soigne son cancer. Toujours sur le fil, Journal intime brouille malicieusement les frontières entre le roman et le récit autobiographique, comme si Moretti ne pouvait se dévoiler qu’en s’inventant.
Image : Le Filmeur d’Alain Cavalier (2005, Pyramide Distribution)