« The Substance » de Coralie Fargeat, à corps ouverts

[CRITIQUE] Prix du Scénario au Festival de Cannes, Coralie Fargeat pousse les curseurs du gore et de l’abominable dans cette fable organique, bien sale, sur la machine à broyer les corps féminins qu’est Hollywood. Et confirme, après le sanglant « Revenge » (2017), son talent pour créer des images d’une inoubliable beauté mortifère.


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« Miroir, mon beau miroir, dis-moi qui est la plus belle ». Face à son reflet aux légères ridules, Elisabeth Sparkle (impériale Demi Moore, tout droit revenue des limbes des années 2000) semble désespérément attendre un adoubement qui ne viendra pas. L’ex-star de cinéma, reconvertie en présentatrice d’un show de fitness, vient de se faire virer par Harvey, son producteur véreux (Dennis Quaid). Le fessier d’Elisabeth ne vaut plus un sou – des centaines de boules bien fermes font la queue pour la remplacer.  

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C’est alors qu’une solution miracle s’offre à elle. Adieu le botox hasbeen, la vedette se procure un très chic kit d’injections, qui lui permettra, après une piqûre de jouvence, d’accoucher – littéralement – par le dos d’une version plus jeune d’elle-même (Margaret Qualley, irréelle et flippante de perfection). Les sœurs maudites se relayent une semaine sur deux, histoire de régénérer le liquide qui abreuve leurs veines. Bien-sûr, le pacte faustien dégénère lorsque le double d’Elisabeth décide de devenir une coqueluche de l’aérobic. Tel un vampire diurne, elle grignote les jours – puis l’épiderme – de sa « matrice », qui voit sa date de péremption se rapprocher.  

L’idée est tordue, délectable, quelque part entre le classicisme du Ève de Mankiewicz et le what the fuck d’un Cronenberg. Coralie Fargeat infiltre l’imaginaire glam et débraillé d’Hollywood, embrasse au premier degré, avec une lucidité mâtinée de fascination, le mythe de la jeunesse éternelle vendue à gogo par cette industrie. À la course au jeunisme, les femmes sont d’éternelles perdantes. Cette néantisation créée par le vieillissement, Coralie Fargeat ne la théorise pas. Elle la façonne, la travaille comme de la glaise dans un film qui s’éprouve au contact d’images texturées, jonchées de plaies béantes, de cicatrices, d’excroissances purulentes. Masochisme, auto-mutilation auxquelles les femmes sont implicitement encouragées par la dictature de la beauté s’incarnent ici dans une violence larvée, puis un débordement gore, une pourriture généralisée.

Mais The Substance a plus que cette débauche de style à offrir. C’est une boucherie tordante, décomplexée, qui investit à fond le male gaze, le surjoue pour mieux le miner de l’intérieur. À la peau de caoutchouc d’Elisabeth (version jeune), filmée comme une mue de serpent lisse, à ses fesses dévorées par des contre-plongées répond la nudité décharnée d’Elisabeth (la « vraie »). Rarement le cinéma nous aura obligé à regarder aussi crument les corps mutants de ses actrices, qu’il suce parfois jusqu’à l’os avant de les jeter en pâture à l’oubli. Les chaires meurtries de ces héroïnes, Coralie Forgeat finit par les agglomérer dans une ultime figure monstrueuse et lynchéenne, un magma informe. Hilarante et provocante façon de souligner la gémellité de ses deux starlettes, rivales à deux âges de leur vie, entremêlées dans la mort.

The Substance de Coralie Fargeat, Metropolitan FilmExport (2 h 20), sortie le 6 novembre