« Tardes de soledad » d’Albert Serra : un documentaire teinté d’ambiguïté

Pour son premier documentaire, le cinéaste catalan Albert Serra (« La Mort de Louis XIV », « Pacifiction ») réalise son « Spanish Psycho » avec ce portrait du torero Andrés Roca Rey abattant des taureaux dans des corridas. Frontal, immersif, et forcément ambigu (on est chez Serra, qui adore ça), on y a vu un grand film sur le rapport anesthésié à la violence.


Tardes de Soledad (c) Dulac Distribution
Tardes de Soledad (c) Dulac Distribution

En voyant Tardes de soledad, on a tout de suite pensé à American Psycho, le roman de Bret Easton Ellis publié en 1991 sur Patrick Bateman, golden boy de Wall Street à la vie clinquante et superficielle, qui se révélait être aussi un dangereux tueur.

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Andrés Roca Rey, le torero star de 28 ans que filme Albert Serra, est d’ailleurs le parfait sosie de Christian Bale, qui jouait Bateman dans l’adaptation cinématographique du livre sortie en 2000 : il partage avec lui la même beauté régulière et glacée ; et avec son personnage de tradeur, un peu la même façon d’envisager ses journées : d’abord se pomponner, enfiler son joli habit de lumières (traje de luces en espagnol), puis se parer des heures dans le miroir, pour enfin abattre des taureaux innocents et se faire complimenter sur ses « grosses couilles » par ses bros matadors – dans American Psycho, le concours de bites consistait à comparer le grain et la typo de sa carte de visite, ici c’est plus littéral.

Comme Easton Ellis, Albert Serra ancre la violence dans une quotidienneté, une banalité qui confine au vertige – le cinéaste a accumulé six cents heures de rushs qu’il a volontairement montés dans une forme itérative, à la fois hypnotique et écœurante. Les moindres faits et gestes des attaques de Roca Rey contre les taureaux sont répétés jusqu’à la nausée – d’abord une parade du torero qui échauffe la bête tout en l’évitant, puis l’affaiblissement de celle-ci, enfin sa chute et son agonie – le tout capté par quatre caméras et des micros très fins.

Tardes de Soledad (c) Dulac Distribution
Tardes de Soledad (c) Dulac Distribution

La comédie du pouvoir est ici dévoilée dans son absurdité – c’est un grand sujet chez Serra, de La Mort de Louis XIV (2016) où il s’en prenait déjà à la morbidité du faste et des courbettes royales, à Pacifiction. Tourments sur les îles (2022), où la pseudo-parole d’autorité d’un haut-commissaire à la République venu de métropole à Tahiti apparaissait comme un sombre baratin, une façon de remplir un vide existentiel.

Ici, la bouffonnerie de Roca Rey – Serra insiste sur sa face grimaçante, quasi bestiale, avant qu’il ne plante sa pique dans l’animal – tient surtout au fait que son combat contre le taureau est inéquitable, gagné d’avance.

C’est peut-être ce que le cinéaste entend par « après-midi de solitude » (tardes de soledad en espagnol) : à aucun moment Roca Rey ne se bat en duel. Reste que le film nous met devant un dilemme, étant un documentaire et non une fiction. En tant que spectateur de cinéma, est-on témoin ou complice ? Serra ne cesse d’interroger cette position, également la sienne en tant que cinéaste, dès le début de son film avec le regard-caméra d’un taureau qui nous dévisage dans une nuit opaque. Ce plan sera répété plus tard au moment même où il meurt – comme si, pour nous hanter, il nous regardait regarder.

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dAlbert Serra (Dulac, 2 h 05), sortie le 26 mars