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« Si j’avais pu ne pas nommer mon film, je l’aurais fait » expliquait Claude Lanzmann en 2005 au Monde, à propos de son œuvre fleuve. Comment désigner ce qui n’existe pas encore dans la mémoire des hommes, sortir de l’ombre ce qui est encore indicible ? Toute l’aporie de Shoah réside là. Lorsque le film sort en 1985, la persécution et l’extermination des Juifs d’Europe pendant la Seconde guerre mondiale commence à peine à devenir une réalité collective. La publication de La Destruction des Juifs d’Europe, dans laquelle l’historien autrichien Paul Hilberg décortique les mécanismes de l’idéologie nazie, et la tenue du procès Eichmann à Jérusalem en 1961 ont entamé ce travail mémoriel, en partie occulté depuis l’après-guerre.
Mais Shoah provoque une déflagration. Claude Lanzmann y impose l’horreur du génocide. Il ne se contente pas de la raconter, mais la fait réadvenir, la rejoue avec une implacable contemporanéité. Au point que le titre de son film (qui signifie en hébreu la tempête, le désastre) s’imposera instantanément pour désigner, dans le monde entier, un événement jusqu’ici resté sans nom, sans réalité sémantique – donc menacé d’oubli. À bien d’autres égards, Shoah est un film titanesque, indispensable car il regarde en face et exhibe un crime de masse que ses commanditaires ont tenté en vain d’effacer.
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L’HORREUR AU PRÉSENT
Dans son autobiographie Le Lièvre de Patagonie (2009), Claude Lanzmann revient sur l’impulsion du projet : « Il sera la mort même, la mort et non pas la survie ». Raconter au présent les crimes nazis, faire un film non pas sur la Shoah, mais qui soit la Shoah, c’est l’ambition de ce film intransigeant. Ancien résistant issu d’une famille juive ashkénaze, Claude Lanzmann étudie la philosophie avant de se tourner vers le journalisme, et écrit, dans les années 1950, pour Le Monde, Elle, et la revue Les Temps modernes. Il est habitué aux reportages politiques, à la rugosité du terrain, aux images crues. Dès lors, hors de question, pour Shoah, d’avoir recours aux archives, à la reconstitution, à la voix off psychologisante. Il faut retourner sur les lieux du génocide. Entre 1974 et 1981, le cinéaste mène une enquête préparatoire dans quatorze pays, et tourne 220 heures de rushes (qu’il mettra quatre ans à monter pour ramener la durée finale du film à 9h30) en Pologne, dans le ghetto de Varsovie, les camps d’extermination de Chełmno, Treblinka et Auschwitz-Birkenau.
Cette mobilité inscrit Shoah dans la modernité. Plus qu’un film d’historien explicatif, il propose un voyage concret, une étude topologique. En s’ouvrant sur un exergue conjugué au présent (« L’action commence de nos jours à Chelmno sur Ner, Pologne »), il donne accès à l’événement par la matérialité des lieux. Chaque geste de mise en scène produit un effet d’immédiateté. Une caméra subjective, qui fait pénétrer en travelling avant le spectateur dans le camp de Chelmno ; des panoramiques tremblants à l’intérieur des chambres à gaz et les crématoriums de Treblinka ; un plan aérien qui révèle l’implacable géographie d’Auschwitz, conçue comme une usine de la mort ; la pénombre d’un train de la mort. Lanzmann ne recule pas devant les images impossibles. L’expérience serait insupportable, intolérable, si elle n’était pas racontée par les victimes, les témoins et même les bourreaux du génocide juif. Car au cœur de son dispositif dépouillé, Lanzmann fait surgir, comme une lumière aveuglante, douloureuse mais nécessaire, le récit des survivants.
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DES VOIX ET DES VISAGES
« Ce n’est pas une histoire où des gens cravatés derrière leur bureau vous racontent des souvenirs. Les souvenirs sont faibles. J’ai choisi des protagonistes capables de revivre cela et pour le revivre, ils devaient payer le prix le plus haut, c’est-à-dire souffrir en me racontant cette histoire. » Àceuxqui décèlent une forme de sadisme dans ses interrogatoires aiguisés, anti-sentimentaux, Lanzmann parle d’un « accouchement fraternel ». Conscient de la douleur provoquée par l’acte de témoignage, il a choisi des gens capables de se transformer en acteurs, tout en racontant leur propre histoire. Dans le film, cet exercice périlleux, sur le fil de la fiction et du réel, donne naissance à de vertigineuses séquences. Notamment celle, bouleversante, d’Abraham Bomba, détenu chargé de raser les femmes à Treblinka. Lanzmann recueille sa parole dans un salon de coiffure à Tel-Aviv, tandis que le geste de coupe sur un client, comme une réminiscence, fait remonter ses larmes.
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Aux témoignages des rescapés (Lanzmann préfère les appeler les « revenants ») rencontrés en amont du film, le cinéaste oppose la rare parole de bureaucrates nazis. La stratégie d’énonciation est différente : les entretiens ne sont pas toujours préparés, parfois même pris à la volée, en caméra cachée. Comme pour le SS Franz Suchomel, qui raconte froidement le système d’extermination industriel à Treblinka. Les corps, les visages et les voix sont décisifs. Ils exhibent sans concession des détails sur la Shoah, jusqu’alors inconnus du grand public. Ils obligent le spectateur à voir les tortionnaires comme des êtres de chair et de sang. Le « mal » n’est plus ce pays étranger, confortable car abstrait. Il s’incarne dans des traits. C’est ici que le film frappe fort, en s’attaquant à la logique négationniste du régime nazi. Car la Shoah est aussi une entreprise de destruction des images, des preuves, des témoins. Les tortionnaires ont voulu anéantir, dissimuler leurs crimes. Avec Shoah, le cinéaste substitue au déni historique des images radicales, redonne au témoignage une valeur de vérité. Il pose l’irréductible nécessité de reconnaître la Shoah, de ne plus en faire un impensé.
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Shoah, qui est le deuxième film de Lanzmann, s’inscrit tout entier dans l’éthique d’une œuvre réparatrice, au service de la mémoire – il est d’ailleurs inscrit en 2023 au Registre de la Mémoire du monde de l’UNESCO, aux côtés de Metropolis de Fritz Lang et de la filmographie entière d’Ingmar Bergman. Son premier long métrage, Pourquoi Israël (1973), puis Tsahal (1994), forment avec Shoah une trilogie indispensable pour cerner, à l’aide d’outils philosophiques et métaphysiques, l’identité et l’avenir d’Israël, un État né dans la guerre et agité de paradoxes. Par la suite, Lanzmann interrogera, sans se faire procureur ni juge, notre propre passivité ou complicité face à l’Histoire. Dans Un vivant qui passe (1997),il s’entretient avec le docteur Rossel, missionné par la Croix Rouge, qui visita le ghetto de Theresienstadt sans s’apercevoir de ce qui s’y tramait, aveuglé par son antisémitisme.
Dans Le Dernier des injustes (2013), il discute avec le rabbin Benjamin Murmelstein, dernier président du Conseil juif de Theresienstadt, pour comprendre son implication dans la conception du ghetto modèle d’Eichmann. Il s’intéresse aussi à ceux qui dénoncèrent : Le Rapport Karski (2010) est un portrait du résistant polonais Yann Karski, témoin du ghetto de Varsovie, qui alerta en 1943 les Alliés de la « solution finale ». Si Shoah est le cœur névralgique du travail cinématographique de Claude Lanzmann, ce film irrigue le reste de sa filmographie – Un vivant qui passe et Le Rapport Karski sont d’ailleurs tirés de rushes initialement tournées pour Shoah, matière première dans laquelle Lanzmann puise indéfiniment -qui articule, dans un style bien particulier, le recueillement de la parole et la découverte de lieux.
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Avec le pédagogique Sobibór, 14 octobre 1943, 16 heures (2001), sur l’insurrection et l’évasion de prisonniers du camp de Sobibór, il livre un essai sartrien sur la liberté comme valeur intrinsèque de l’humanité. Pour inscrire à jamais la barbarie dans l’espace collectif, il rencontre Ruth Elias, Ada Lichtman, Paula Biren, Hanna Marton, quatre survivantes juives. Leur histoire est immortalisée dans Les Quatre sœurs (2018), que Lanzmann qualifiait de « tétralogie sur la culpabilité » : « La puissance de leur présence à l’écran, leur beauté, leur voix à chacune différente, vive par moment, morte pour d’autre, emplie de fantômes et d’effroi et vibrante d’une intelligence si profonde, éclairent comme jamais le destin des femmes englouties dans la mécanique nazie d’anéantissement du peuple juif » expliquait-il.
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Tous ces films, à leur façon, excèdent les genres et les catégories. Ils procèdent par l’enquête, ressemblent parfois à des polars, se teintent d’aventure. Leur matière première est toujours le réel, inépuisable et effrayant. Comme un grand continuum politique, la filmographie du réalisateur, dont on fête le centenaire de la naissance le 27 novembre 2025, continue de faire résonner le passé. Le cinéma d’auteur contemporain porte d’ailleurs les traces de son œuvre, à la fois contemplative, empathique et aride. On pense au chinois Wang Bing, dont les fresques politiques (Les Trois Sœurs du Yunnan, le récent Jeunesse) auscultent les métamorphoses douloureuses de son pays. Dans Les Âmes mortes (2018), Wang Bing récoltait par exemple les témoignages d’anciens détenus communistes d’un camp de rééducation installé dans le désert de Gobi, au nord-ouest de la Chine. À la façon d’un collage, il juxtaposait cette parole précieuse à des incursions dans ces camps de la mort, encore jonchés d’ossements. Une manière de faire revivre les disparus, qui nous rappelle à quel point la « méthode » et la sensibilité de Lanzmann ont influencé la postérité documentaire et cinématographique.