
« Au Japon, il y a ce dicton : “Le clou qui dépasse appelle le marteau.” » Dans le calme feutré de l’hôtel parisien où on la rencontre, la réalisatrice de 35 ans prononce de son timbre doux ce proverbe glaçant, métaphore de l’injonction à la conformité omniprésente dans la culture nipponne. Cette sommation, Shiori Itō l’a fait voler en morceaux au printemps 2017 quand elle révèle le viol que le journaliste influent Noriyuki Yamaguchi lui a fait subir deux ans plus tôt.
Avec ce témoignage inédit, la journaliste expose le mauvais traitement réservé aux victimes d’agressions sexuelles au Japon : par peur de représailles, seulement 4 % d’entre elles signalent leur agression à la police. Sa prise de parole publique, motivée par la décision du tribunal pénal de classer sa plainte sans suite sans procéder à la moindre arrestation, secoue l’opinion publique. Si l’ultradroite orchestre en ligne une violente campagne de haine contre la jeune femme, en juin 2017, le Parlement japonais modifie pour la première fois en un siècle la définition légale du viol, en l’élargissant à d’autres formes d’agression que la pénétration et en y ajoutant la notion de « rapport forcé ».
Le 18 octobre 2017, deux semaines après la publication de l’enquête du New York Times dévoilant les abus sexuels du producteur Harvey Weinstein aux États-Unis, Shiori Itō sort son premier livre, La Boîte noire, dans lequel elle retranscrit son histoire. « Ce mouvement de solidarité dans les sociétés occidentales, je ne l’ai pas senti au Japon. Le premier message que j’ai reçu après la parution du livre était un message de haine, envoyé par une femme », se souvient celle qui parcourt désormais le monde pour présenter son premier film, Black Box Diaries.
Brillant travail d’archivage et d’enquête, ce récit passionnant mêle témoignages intimes, enregistrements récupérés en catimini lors d’entretiens avec les autorités japonaises et images de surveillance.
De son agression à sa victoire au tribunal civil en décembre 2019 – son assaillant est alors condamné à lui verser l’équivalent de 27 000 euros de dommages et intérêts –, la journaliste, devenue documentariste, livre un aperçu édifiant de sa lutte pour faire éclater la vérité et exposer les mécaniques de domination qui régissent la société japonaise.
APPRENTIE EXPLORATRICE
Dès l’enfance, la curiosité de la jeune Shiori Itō, née en 1989, détonne dans son collège public en périphérie de Tokyo. « J’étais déjà une fautrice de trouble », relève-t-elle, presque amusée. « Ma mère devait présenter des excuses auprès des élèves et des professeurs pour mon comportement, car je posais des questions pendant les cours. » Issue d’une famille de la classe ouvrière, aînée d’une fratrie de trois enfants et amoureuse de la savane depuis sa découverte du Roi Lion (1994), elle cultive une envie d’ailleurs.
À 14 ans, elle tombe malade, et son séjour à l’hôpital l’aide à mesurer la fugacité de la vie. À 16 ans, inspirée par les séries adolescentes américaines Newport Beach et Laguna Beach, elle part en échange scolaire, mais se retrouve dans le très conservateur État du Kansas. Face à ses camarades qui confondent sans cesse la Chine et le Japon, elle réalise la puissance formatrice de l’information. Le journalisme en ligne de mire, elle enchaîne les petits boulots pour payer ses études en Europe, avant de rejoindre l’Université de New York. « Je ne voulais pas travailler dans une entreprise japonaise, je savais que ça aurait été compliqué en tant que femme », indique-t-elle.
En Amérique, l’étudiante rencontre Yamaguchi, alors directeur d’une chaîne de télévision à Washington. De retour à Tokyo, prétextant une proposition de poste, il l’invite à un dîner professionnel, la drogue et la viole dans une chambre d’hôtel.

DÉFAIRE L’ÉTIQUETTE
« Cela fait six mois qu’aux yeux du public je suis devenue “celle qui s’est fait violer”. » Dans une séquence émouvante de son documentaire, la réalisatrice prend conscience de ce qualificatif qui lui colle à la peau malgré elle. Depuis, elle a appris à se détacher du regard des autres pour renouer avec une identité qui lui est propre. Cette quête intime est au cœur de son second livre, Swim Naked, écrit pendant le montage de Black Box Diaries, publié en 2023 mais toujours inédit en France.
Une étiquette reste pourtant « inconfortable » : celle qui l’érige en visage du MeToo japonais, WeTooJapan. « C’est la preuve d’un échec. Ce mouvement n’est pas l’affaire d’un seul individu, c’est une prise de parole collective. » Dans l’archipel, la libération nécessaire de la parole qu’elle espérait provoquer n’a pas eu lieu, même quand le film a décroché une nomination à l’Oscar du meilleur film documentaire en janvier dernier. « C’est la première fois qu’un cinéaste japonais est nommé dans cette catégorie, mais aucun média japonais n’a cherché à m’interviewer. Et aucun signe d’une date de sortie au Japon », déplore Shiori Itō, toujours ciblée par des propos haineux virulents dans son pays natal.
Pour assurer sa survie, la journaliste doit maintenant trouver un autre lieu de résidence. Alors, enfin, elle pourra envisager de travailler sur un nouveau sujet.
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Black Box Diaries de Shiori Itō, Art House (1 h 42), sortie le 12 mars
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