Comment le roman de Stevenson a déclenché l’idée du film ?
Je l’ai lu à l’école primaire. D’ailleurs, ce n’est peut-être pas un livre pour enfants… J’ai adoré, mais je n’y avais jamais repensé. C’est Axelle Ropert qui a eu l’idée du film ; elle voulait le réaliser elle-même mais elle s’est dit que ça m’intéresserait encore plus. Elle a fait quatre changements majeurs par rapport au livre : ça se passe de nos jours, pas à l’époque victorienne ; ça se déroule en banlieue, pas dans un environnement relativement aisé ; il s’agit d’un contexte d’enseignement, pas d’une pharmacie privée ; et, c’est le plus important, le personnage principal est une femme, pas un homme.
Qu’est-ce qui vous intéressait dans la dimension fantastique de ce récit ?
Ça nous a permis de traiter d’un sujet qui m’importe : l’importance et la difficulté de l’enseignement. Madame Géquil est en échec professionnel total, et ça ne date pas d’hier mais d’il y a trente-cinq ans. Si elle avait pu changer, ça aurait déjà eu lieu. Comme il n’y a plus de changement naturel possible, celui-ci ne peut être que fantastique. L’accident dans le laboratoire privé de l’héroïne m’a servi de déclencheur pour qu’il y ait un basculement. En une scène, la mauvaise prof et le mauvais élève, Malik, deviennent ensemble une bonne prof et un bon élève, par le biais d’une démonstration de logique montrée en entier, sans aucune échappatoire. Évidemment que, dans la vie, ça ne se passe jamais aussi vite. Le fantastique permettait aussi de traiter les choses de manière plus nette. On évite toutes les petites nuances qui font le vraisemblable, le réalisme, mais qui empêchent d’aller à l’essentiel. Je trouve que, quand les choses ne sont pas réalistes, c’est plus marquant, c’est moins émollient.
L’accident de Madame Géquil la métamorphose : la nuit, elle devient physiquement lumineuse. Comment
avez-vous conçu cet effet ?
Au départ, j’avais une idée simple – et
peut-être un peu bête – qui était que, comme elle enflamme les gens, il fallait qu’elle soit en feu. Comme je tourne en 35 mm, je voulais éviter de faire des effets spéciaux numériques en postproduction mais les faire sur le tournage, pour pouvoir corriger si ça ne me plaisait pas. On a essayé pas mal de techniques, mais j’ai trouvé la solution dans le pilote d’Au-delà du réel, une série télé de science-fiction américaine créée par le cinéaste Leslie Stevens. Il y a un trucage tout simple : pour figurer un extraterrestre, ils ont polarisé l’image, inversé le négatif. Je suis parti de là sans inverser toute l’image, juste Isabelle Huppert. Donc on ne parle plus de feu, mais ce qui est noir devient clair.
Cette lumière semble symboliser le savoir, la transmission, mais elle peut aussi brûler…
Jean Douchet a dit une chose à propos du film : madame Géquil est une prof obscure. Pourquoi ? Parce qu’elle n’arrive pas à transmettre la lumière du savoir. Elle ne peut y arriver qu’en devenant elle-même lumière. Or, le danger intrinsèque de la lumière, c’est qu’elle risque de brûler. On trouve cette idée dans Les Misérables de Victor Hugo : c’est assez classique finalement, la beauté et le danger du savoir, l’éclair de la connaissance, le feu sacré… Le problème du feu, c’est que ça amenait une attente d’action, du style homme torche – « comment va-t-elle s’en servir ? » Ça n’était pas le but. Son premier accident dans cet état est provoqué par son désir de protéger Malik, il ne vient pas d’une volonté démoniaque. C’est aussi là qu’on s’éloigne du livre de Stevenson, puisqu’il n’y a pas cette opposition entre le bien et le mal. Dans le roman, monsieur Hyde représente ce qu’il y aurait de mauvais en monsieur Jekyll : son sadisme, sa mécréance sociale se révèlent par la transformation. Dans mon film, madame Hyde n’est pas animée par un sadisme sexuel, et elle ne veut pas foutre en l’air l’ordre social.
C’est la première fois qu’Isabelle Huppert joue dans un film fantastique. Comment a-t-elle accueilli l’idée ?
J’avais eu du mal à lui présenter le rôle qu’elle a joué dans Tip top – qui était bien plus une comédie que celui-là, bien plus théorique aussi. Parce que je ne la connaissais pas, j’ai dû faire cinq ou six rendez-vous avec elle pour lui expliquer les enjeux et qu’elle accepte. Pour Madame Hyde, que j’ai voulu plus simple et émouvant, j’ai directement envoyé le script à son agent. On s’est parlé au téléphone. Elle était curieuse du scénario, de son personnage. Elle aurait pu vouloir seulement jouer le côté démoniaque, mais je lui ai dit : « Il faut que tu trouves ton plaisir aussi avant et pendant la transformation, même si c’est moins spectaculaire. » Je trouve l’idée d’Isabelle Huppert en madame Géquil plus surprenante qu’en madame Hyde. Ça m’intéressait davantage qu’elle joue un personnage craintif, effacé, doux, le contraire des rôles très affirmés, autoritaires jusqu’à la violence, qu’elle fait d’habitude.
Dans Tip top, vous filmiez un commissariat et un petit hôtel ; vous avez tourné ici dans un collège de banlieue. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ces lieux souvent peu ou mal représentés au cinéma ?
Je trouve que la banlieue est un réservoir à fictions. Je ne suis pas un banlieusard, j’ai vécu à Roanne, Lyon et Paris, mais j’ai toujours pensé que, d’un point de vue cinématographique, il y avait des choses à faire sur ce type d’espaces, de lumières, de couleurs, de verticales, ce côté très géométrique. Je ne cherche pas des « banlieues-monstres » avec des barres, mais des choses un peu miniatures, qui permettent de mettre dans le même cadre une école et deux immeubles. J’ai choisi le lycée de Garges-lès-Gonesse parce qu’il est petit et dans des couleurs primaires très franches. Dans les couloirs, il y a une reprise des motifs géométriques – triangle, losange, carré – que je trouvais d’une beauté particulière. Au-delà de l’architecture, il y a aussi quelque chose à faire sur la représentation des Noirs et des Arabes en banlieue, aussi bien sur l’aspect politique – les questions de racisme, ce truc très fort qui se passe actuellement dans les banlieues françaises ; ou encore la réforme du bac de Macron, qui pose de gros problèmes vis-à-vis des lycées de banlieue – que d’un point de vue non politique, non moral, mais dans l’idée d’un pur plaisir de cinéma.
« Madame Hyde » de Serge Bozon
Haut et Court (1 h 35)
Sortie le 28 mars