Pourquoi vous être intéressé à la période relativement complexe qu’est l’adolescence ?
Je suis parti des souvenirs de ma propre adolescence, de cette génération « no future » marquée par l’élection de François Mitterrand, l’apparition du sida, le poids du chômage qui devenait endémique et nous barrait toute possibilité d’avenir. L’époque nous fabrique presque, on n’est pas imperméable au contexte politique, social, économique et culturel dans lequel on évolue. La révolution numérique, l’apparition des réseaux sociaux et la montée des intégrismes religieux sont autant de sujets qui donnent à notre époque une couleur très spécifique. J’avais envie de savoir comment les ados d’aujourd’hui vivaient cela et s’ils étaient si différents de nous, au fond.
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Le tournage s’est déroulé sur un temps long, cinq ans…
Il était fondamental pour moi d’aller sur le terrain afin d’être au plus près de ces adolescents, de prendre le temps de les regarder vivre et de les écouter. On ne peut pas faire le tour de la question en l’espace de quelques semaines. Ce film a constitué une expérience de vie commune fantastique ; ce sont cinq ans de ma vie que j’ai mobilisés, en plus d’une année de préparation et d’une autre de postproduction. Si j’ai réalisé deux autres films entre-temps – Bambi en 2013 et Les Vies de Thérèse en 2016 –, je ne me suis jamais vraiment défait du tournage d’Adolescentes.
Pourquoi avoir choisi de faire débuter le film quand Emma et Anaïs sont en classe de quatrième ?
J’aurais pu commencer à 11 ans, à l’entrée en sixième, mais cet âge incarne encore une grande part d’enfance. Il me semble que la bascule se fait entre la cinquième et la quatrième, au moment où arrive une deuxième langue et où les mathématiques deviennent beaucoup plus complexes. J’ai le sentiment qu’on passe alors dans un autre âge, loin de l’insouciance et de la légèreté des classes de sixième et de cinquième.
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Aviez-vous en tête des jalons, des instants précis à saisir au cours de ces cinq années ?
Je suis arrivé sur le tournage avec pour seule idée d’accompagner la vie de ces deux adolescentes sans rien diriger. Je cherchais à être au plus près d’elles, car il ne s’agissait pas de faire un film sur l’adolescence mais avec deux adolescentes. Mes choix étaient uniquement motivés par le fait de capter le quotidien le plus banal comme d’essayer d’être présent dans les moments qui comptent et sont tout d’un coup exceptionnels. Il y a eu beaucoup de premières fois, tant dans la vie amoureuse et familiale qu’à l’école. Certains examens sont des marqueurs très forts qui donnent aux adolescents le sentiment de s’accomplir ou non, d’être aptes… Je voulais, dans le même temps, saisir les moments de la vie française : attentats, élections…, qui sont venus nourrir le récit de l’adolescence d’Emma et d’Anaïs.
Comment faire surgir le réel quand on confronte des adolescents à une caméra ?
Lorsqu’Emma et Anaïs ont accepté de tourner ce film, il existait en elles un certain fantasme d’être actrices, ce qui me semble d’ailleurs essentiel pour vivre une telle expérience. À chaque fois que je les retrouvais, les filles me livraient un « show », souvent inspiré de la série ou du film qu’elles venaient de voir. Je n’intervenais pas, mais, au bout de quelques heures, elles étaient épuisées. Le film commençait à ce moment-là, les situations qu’elles vivaient étant plus fortes que le dispositif qui les entourait.
La grande proximité avec laquelle vous filmez vos sujets donne parfois au documentaire des allures de fiction…
Faire du documentaire, c’est une manière d’interroger l’époque que je vis et de travailler autour de questions qui m’importent beaucoup : la construction d’un individu, d’une vie, la liberté ou non qu’on parvient à y apporter, la façon dont on arrive à être soi… Pour autant, j’avais envie d’un récit ample, d’une chronique de l’adolescence tournée et montée comme une fiction avec, notamment, l’utilisation du format Scope, de la musique et le jeu sur les ellipses à un rythme très soutenu.
Après avoir installé une telle proximité avec Emma et Anaïs, comment s’est passé leur retour à une vie « normale » ?
Les adolescents vivent tellement dans le présent que la fin du tournage n’a pas constitué un événement particulier ; le quotidien a très vite repris le dessus. En revanche, ce film comptait tellement à mes yeux qu’il m’a été difficile de quitter Brive-la-Gaillarde, de rompre ce rituel du tournage qui avait lieu tous les mois. Je ne suis évidemment pas leur père, mais j’ai tout de même eu le sentiment d’assister au départ des enfants de la maison. Elles prennent leur envol, continuent de vivre sans vous. Le lien est toujours là, mais il s’est transformé…
Quelles réponses avez-vous obtenues aux questions que vous vous posiez sur les adolescents d’aujourd’hui ?
Même s’ils ont l’air d’être dans leur bulle, je me suis rendu compte que l’actualité les imprègne, qu’ils ont des choses à dire. Sur la question des attentats, par exemple, Anaïs affronte ses parents, elle tient absolument à défendre son opinion et à se faire entendre.
Quel regard Emma et Anaïs portent-elles sur le film ?
J’ai l’impression qu’en le découvrant elles ont eu le sentiment de se voir, mais qu’elles ont également été assez surprises. Emma a voulu donner une image d’elle un peu glamour et pudique lors du tournage, alors qu’Anaïs est quelqu’un qui déborde, parle tout le temps, donne tout. Lorsqu’Emma a vu le film, elle a découvert quelque chose d’elle qu’elle ne pensait pas que j’avais perçu. « En gros, je suis la fille qui fait la gueule, est seule et parle mal à sa mère ? » m’a-t-elle dit. Je lui ai demandé si c’était faux, si le film l’avait trahie, et elle m’a répondu que ce n’était pas le cas, mais qu’elle ne voyait peut-être pas les choses ainsi auparavant. Le documentaire lui a tendu une sorte de miroir, ce qui est assez violent d’une certaine façon. Anaïs, elle, m’a confié ne pas être certaine d’être une « bonne personne » avant cette expérience, mais en être sortie rassurée.
À la manière de la collection de photos vernaculaires que vous possédez, on a le sentiment que vous souhaitez préserver un moment de la vie de deux personnes pour la postérité.
Quand je trouve des photos anciennes amateurs, elles sont déjà une forme d’archéologie ; elles sont abandonnées depuis si longtemps que j’ai l’impression de les sauver de la destruction. La réalisation est une démarche différente, car je suis très actif dans le processus de création de l’image. Je vois Adolescentes comme un document pour Emma et Anaïs, qu’elles montreront peut-être
à leurs enfants, du moins je l’espère. Une chose est sûre, elles ne pourront pas les baratiner en leur disant qu’elles n’ont jamais menti, répondu à leurs parents ou eu de mauvaises notes, tous ces mensonges que les adultes utilisent pour s’ériger en modèles. De façon plus générale, j’espère que l’on sent l’amour et la tendresse que j’ai pour elles.
Photos : ©Ad Vitam