Sean Baker : « Aux Etats-Unis, tout est un conte de fées et un cauchemar en même temps »

[INTERVIEW] Palme d’or 2024, « Anora » dresse le portrait d’une travailleuse du sexe à New-York qui croise la route du fils tout fou d’un milliardaire russe. Un faux conte de fées qui vire à la comédie mordante (littéralement) et règle ses comptes à l’Amérique. Rencontre.


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Vos films empruntent toujours quelque chose aux contes de fées pour raconter l’Amérique. Que ce soit Tangerine et ses Cendrillons modernes, Florida Project et ses enfants perdus qui ne veulent pas grandir… La dernière fois que vous étiez en compétition à Cannes, vous faisiez le portrait du « grand méchant loup » avec Red Rocket. Quel conte vous a guidé dans l’écriture d’Anora ?

Je vais vous faire une réponse qui ne va pas vous plaire : je ne sais pas. Ce n’est peut-être pas aussi conscient que vous le pensez. On me dit souvent, oui, que mes films sont des contes. Mais parce qu’on est tous et toutes les personnages d’une histoire. Ce sont les gens qui inspirent les contes de fées, pas l’inverse. Donc dès qu’on suit un personnage, forcément une histoire apparaît. On vit dans un monde qui a besoin de repères. Notre imaginaire a quand même été façonné par Disney. Les bons, les méchants, les fées, le happy end…Ce qui m’intéresse ce n’est pas d’écrire un conte, c’est de vous emmener ailleurs. Bien sûr qu’Anora est une Cendrillon. Mais ça, c’est un cliché. Ce qui m’intéresse c’est de dépasser ça.

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Le point de départ d’Anora rappelle celui de Pretty Woman. Mais vous filmez ce que le film de Gary Marshall ellipsait ou euphémisait en 1990. La mécanique du sexe, le rapport de pouvoir, la violence sociale… Est-ce qu’Anora est une version « réaliste » de Pretty Woman ?

C’est étrange, mais je me suis rendu compte de ça, quasiment au milieu de la post production. Quand petit à petit, le film a pris forme, très vite, mes collaborateurs me disaient : « C’est une version punk de Pretty Woman ». J’aime bien l’idée. Mais je n’ai pas revu ce film depuis des années. Il a forcément exercé une influence sur moi. Tout le monde aime ce film, tout le monde veut croire à ce qu’il raconte. Ça c’est un vrai conte de fées, Pretty Woman. Totalement hors sol, parfait pour endormir les petits.

Anora boxe littéralement la comédie romantique et nous emmène très vite ailleurs, du côté de la comédie noire. Pourtant, à la fin, le film est bel et bien une comédie romantique inattendue, délicate. Comme s’il fallait boxer le cliché pour réinventer et redorer le genre en le rendant plus juste, plus honnête.

D’ordinaire les comédies romantiques ne racontent pas la vérité. Elles n’ont absolument pas été inventées pour ça. Et tant mieux. C’est aussi pour ça que l’on va au cinéma. Pour rêver, pour croire. On a parfois besoin dans la vie d’imaginer « qu’ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ». C’est comme un idéal. Difficile voire impossible à atteindre, certes, mais essentiel pour nous donner envie de l’Amour. Quand vous voyez une bonne comédie romantique, vous avez envie d’être amoureux. Ce sont les meilleurs films pour un premier rendez-vous…

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Vous conseillez donc Anora pour un premier date ?

Honnêtement, je ne crois pas. Ou alors, pour un public averti. Il faudra tester. Je crois que je fais des films trop crus, trop proches du réel pour un premier rendez-vous. Personne n’a envie de tomber amoureux devant mes films. Mais pourquoi pas, après tout ? J’essaie de m’imaginer, moi en date, devant un de mes films…C’est bizarre ! Je crois que mes films sont trop conscients de la violence du monde. Je ne sais pas être insouciant. Et pour tomber amoureux, il faut être insouciant, je crois. Au moins quelque minutes par jour.

Derrière la comédie romantique, vous racontez une Amérique à deux vitesses : celle des exploiteurs et des exploités. Anora est une travailleuse du sexe qui doit utiliser son corps pour vivre. Vanya, lui, est juste « bien né » et met les autres à son service. Le film mute alors en comédie féroce, avec des éléments de drame, de romance. Est-ce que pour bien raconter l’Amérique, un genre ne suffit pas ?

L’Amérique est un grand huit -donc il faut faire des films comme des grands huit. Ça file le vertige quand on est à bord et souvent, je crains le looping de trop. Il faut savoir gérer la montée, la descente, les moments où vos fesses vont décoller du siège mais aussi les lignes droites. Elles sont importantes les lignes droites. Il ne faut pas craindre de prendre les personnages et ce qui leur arrive au sérieux. Il ne faut pas avoir peur de toucher le sol puis de repartir tout en haut, d’oser les virages. Ce n’est peut-être pas tant une question de genre, qu’une question de tonalité. Pour survivre aux Etats-Unis, il faut savoir « faire avec ». Tout y sonne tragique et drôle à la fois, tout y est grotesque et sublime, c’est un conte de fées et un cauchemar en même temps.

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Cet aspect « grand huit » du film provoque des réactions très fortes. Est-ce que la comédie, les rires, c’est la réaction la plus forte que vous espérez ?

J’ai vu le film avec toute la salle hier. C’était une expérience très particulière. C’est toujours très particulier Cannes. Moi, j’étais persuadé qu’on allait se faire huer, que ça allait être terrible. Mais ça c’est dans ma tête. Et j’ai entendu les rires. Très forts. Ça m’a fait un truc assez indescriptible. J’ai du mal à mettre des mots dessus. Je ne suis pas quelqu’un de très à l’aise avec mes propres émotions. Peut-être que dans 5 ou 6 ans je serai capable d’apprécier ce moment, de le revivre à l’intérieur. Je sais que les gens ont ri. Et qu’ils ont applaudis. C’est le principal.

Vous avez quand même fait le film pour ces rires non ?

Oui mais c’est très abstrait pour moi. J’ai rêvé Anora comme une comédie. Je voulais qu’il se passe quelque chose dans la salle. Que le film tape, réveille et bouscule les spectateurs. Mais que constamment, le public soit avec les personnages. Qu’on ne cesse jamais de les aimer, même que ça déconne. Même, quand tout est trop dur, trop cru. C’est périlleux la comédie, c’est même miraculeux. Vous écrivez des dialogues en espérant qu’ils claquent, vous filmez des scènes en vous disant que ça va marcher et vous mettez tout ça ensemble sur un grand écran et après… Après, les rires sont là ou pas. Même encore aujourd’hui, après cette projection, tout ça me semble très mystérieux.

Vos films sont toujours des expériences très physiques, très immersives. Ici, les corps sont à la fois très réalistes et très burlesques, ce qui n’est normalement pas possible. Comment vous avez réussi cet équilibre ?

Ah, c’est chouette de me dire ça ! C’est exactement ce que je cherchais. Si vous me demandez comment j’ai fait ça, je n’ai pas la réponse. C’est peut-être le miracle du casting. Mikey Madison a ça en elle. Elle peut tout jouer. Être à la fois terrienne et extra-terrestre à l’écran. Mark Edelstein aussi a quelque chose de dingue et d’attachant…J’ai adoré les filmer. Tout était toujours extrêmement vivant. Généreux. J’avais peur au montage de perdre ça. De ne pas être à la hauteur de ce que physiquement ils m’avaient tous donné. Il a fallu trouver le rythme. C’est une banalité de dire ça mais, croyez-moi, c’est vrai : la comédie ça n’est qu’une question de rythme. Surtout, il fallait réussir à modifier le rythme, à faire que le film prenne son temps quand il en a besoin, s’accélère pour accompagner la comédie, s’arrête pour regarder la réalité en face…Il ne faut pas que le rythme avale tout.

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Est-ce que vous pensez que la comédie peut « guérir » l’Amérique ?

La guérir, je ne sais pas, je l’espère. Mais au moins panser ses plaies.

Qu’est-ce que vous cherchez à filmer quand vous filmez les scènes de sexe ? Est-ce une façon par les corps de raconter les rapports de pouvoir ?

Oui profondément. La comédie dit quelque chose, les scènes intimes en disent une autre. Filmer le sexe, ça ne doit jamais être gratuit. Anora est une travailleuse du sexe, donc je dois raconter ça. La mécanique, la répétition, le côté presque ouvrier de son quotidien. Je suis obligé de montrer ça. Si je réalise un film sur un architecte, je dois le montrer au travail. Après, ce qui m’intéresse ici, évidemment, c’est que ce travail, personne ne veut le voir. Personne. Tout est caché. Alors, dès qu’on le montre, il se passe quelque chose. Anora se prostitue, Vanya la paie. Et je dois montrer ça. Montrer qu’elle fait semblant, qu’elle subit, qu’elle ne prend pas de plaisir. Ce serait un mensonge du film d’effacer tout ça. Mais ce serait aussi un mensonge de réduire ce personnage à une victime. Anora est plus complexe, plus puissante aussi. Parfois pour elle, le sexe est joyeux, parfois il est triste, parfois il est mécanique. Chaque scène raconte un quotidien. Surtout, il n’y a pas de sentiment. C’est du travail. Quand le sentiment intervient, quand enfin Anora enlève « le masque », c’est à nous de la prendre dans nos bras. C’est aussi l’histoire d’un épuisement que personne ne veut voir. Celle d’une Amérique au service d’une autre.

Anora de Sean Baker, Le Pacte (2 h 19), sortie le 30 octobre

Imagede couverture : Sean Baker (au centre) sur le tournage d’Anora © DR