On ne sait pas si cela tient à la qualité du travail de l’interprète qui fait la traduction de l’entretien mais Ryūsuke Hamaguchi, allure discrète et coupe au bol vardaienne, semble particulièrement prompt à poser les mots justes, à ne pas se laisser dépasser par une pensée accidentée. Dans son cinéma évanescent, le réalisateur fait pourtant preuve d’une attention délicate à ces revers impulsifs de conscience, à ces micromouvements irraisonnés qui font soudain basculer les sentiments vers l’irrémédiable, forçant chacun à tout reconfigurer. C’est, dans sa fresque Senses, à la durée atypique de cinq heures, le départ vers l’inconnu de Jun qui décide de disparaître de Kobe et de laisser son groupe d’amies dans le désarroi, ou encore le dilemme de la jeune héroïne d’Asako I&II, qui quitte son confort à Osaka et son amant, Ryohei, pour rejoindre son amour de jeunesse, Baku, sosie du premier, qui lui promet une vie plus excitante à Tokyo. « Asako est un personnage très entier, qui accepte de changer absolument de point de vue. Je ne crois pas qu’elle aime deux hommes à la fois, je crois qu’elle en aime un puis un autre, mais qu’à chaque fois elle est à cent pour cent dans son ressenti. Je trouve cette radicalité fascinante », détaille le cinéaste assuré, mais ne nous regardant que furtivement dans les yeux.
Lorsqu’on l’interroge sur les bifurcations qu’empruntent ses personnages, Hamaguchi se demande si son itinéraire très mouvant n’y est pas pour quelque chose. Né en 1978 à Kawasaki, ville située entre Tokyo et Yokohama, il a ensuite dû déménager au gré des mutations de son père fonctionnaire. « Adolescent, mes relations s’interrompaient à chaque déménagement. Je pensais que la vie était comme ça, que les liens avec les personnes n’avaient pas à être entretenus et qu’ils prenaient fin de manière naturelle. » Lorsqu’il s’inscrit à l’université de Tokyo, d’où il ressort avec un diplôme d’art en 2003, commence pourtant une période beaucoup plus stable de formation intellectuelle. Les films de Leos Carax, de Víctor Erice, mais surtout l’intimiste et fiévreux Husbands de John Cassavetes, lui montrent la voie à suivre, celle du cinéma. « J’aimerais que mes personnages soient aussi expansifs que chez Cassavetes, mais la société japonaise n’encourage pas à cette exubérance », avance-t-il, ajoutant que Senses est un peu le pendant féministe de cette histoire de disparition dans un groupe de vieux briscards.
Après quelques déconvenues en tant qu’assistant-réalisateur (se sentant inadapté aux méthodes de tournage d’un film commercial, il s’est fait renvoyer du plateau), Hamaguchi s’inscrit à la Graduate School of Film and New Media à la Tokyo University of Arts où, pendant deux ans, il suit notamment les cours de Takeshi Kitano et de Kiyoshi Kurosawa. Ce dernier, avec qui il partage une inclination à faire ressortir l’étrangeté latente d’intrigues au réalisme clair et dépouillé, l’encourage à continuer après son long métrage de fin d’études, Passion (2008), qui traite de l’indécision amoureuse au sein d’un groupe d’amis névrosés. Déjà, on y sent poindre sa grande obsession, soit la difficulté à articuler et à transmettre les sentiments dans la société japonaise. Clément Rauger, programmateur cinéma de la Maison de la culture du Japon à Paris, qui a participé à la découverte du cinéaste en France en y projetant Passion et Senses dès 2017, précise : « Ce film, qui arrive à nous faire réfléchir sur la notion de groupe et sur la mise en scène de la communication, a été un vrai choc pour moi. Depuis, Hamaguchi bénéficie d’une aura parmi les cinéphiles et cinéastes japonais que je n’avais pas rencontrée depuis Nobuhiro Suwa dans les années 2000, qui avait alors un rôle de “grand frère” pour les jeunes réalisateurs arrivant. »
ENTRE LES MOTS
Après une quinzaine d’années passées à Tokyo, la bougeotte reprend soudain Hamaguchi. « J’en avais marre de voir les mêmes visages. J’ai pris conscience que j’aimais voyager, ne jamais me fixer. » Le 11 mars 2011, une catastrophe touchant le nord-est du Japon marque ses habitants à jamais : un séisme puis un tsunami provoquent l’accident nucléaire de Fukushima. « Ce drame a poussé les cinéastes de la génération de Hamaguchi à tourner vite, il y avait une urgence à raconter », insiste Clément Rauger. Hamaguchi décide de quitter son cocon tokyoïte pour se rendre dans la zone sinistrée afin d’y tourner des documentaires (The Sound of Waves en 2011, Voices from the Waves et Storytellers en 2013), coréalisés avec son ami Ko Sakai. Les cinéastes font témoigner les victimes deux par deux, face à face. Le but est de créer un espace de partage rassurant dans lequel chacun peut dérouler patiemment son expérience traumatique du drame. « Il faut savoir créer un environnement propice pour que les protagonistes puissent librement s’exprimer. »
Cette propension à l’écoute attentive, empathique et endurante, Hamaguchi la place dès lors toujours au centre d’une œuvre qui privilégie le temps long : c’est à cette condition qu’il peut se montrer aussi délicat dans sa peinture des sursauts incohérents du cœur et du langage. Une réflexion sur la communication, qu’il nourrit au cours de ses voyages japonais, restant toujours à l’affût des nuances des différents jargons. « Nous avons tourné des séquences d’Asako I&II à Osaka, où se parle un dialecte élancé, très porté sur l’énonciation des sentiments. Tandis qu’à Tokyo la langue est plus académique, plus anguleuse. Moi, j’ai un parler typique de Tokyo », précise-t-il, se doutant bien que cette partie de son travail nous est imperceptible. En même temps, ces subtilités, si on ne les comprend pas, on les ressent vivement. Ses films sont en effet parcourus par une sensualité frissonnante du quotidien, un regard charnel sur la dureté des affects. C’est éclatant dans Senses, pour lequel Hamaguchi a organisé des ateliers d’improvisation (intitulés « Comment pouvons-nous mieux nous écouter les uns les autres ? ») surtout basés sur le toucher, sur ce que le corps révèle de l’inconscient. « Cette importance de la corporéité, je ne l’ai pas observée ailleurs, chez d’autres cinéastes japonais », souligne Clément Rauger.
Ces ateliers apparaissent de manière réflexive dans le film, comme la pratique de la photo nourrissait l’histoire de The Depths (2010) ou le théâtre était central dans Intimacies (2012) : « La fiction s’intègre dans nos vies. Elle complète ce qui nous manque dans le réel et rend visible ce qui est caché. » On lui confie qu’avec ses films à la fois simples et tortueux, peu respectueux des formats et parfois improvisés, ou encore ses réflexions vertigineuses sur les chausse-trapes de la fiction, il nous fait plus penser à l’expérimentateur Jacques Rivette qu’à ses compatriotes plus installés, Naomi Kawase ou Hirokazu Kore-eda. En styliste du discours amoureux qui ne se considérerait pas encore arrivé à la bonne formule, Hamaguchi répond, un peu déçu : « J’essaye tout le temps de faire du Éric Rohmer, mais je n’arrive qu’à faire du Rivette. »
: »Asako I&II »
de Ryūsuke Hamaguchi
Art House (1 h 59)
Sortie le 2 janvier