Robert Eggers : « Tout le monde est intéressé par la mort et le sexe, les deux thèmes que brasse le vampire »

[INTERVIEW] C’est la rencontre du plus rigoureux des cinéastes d’horreur américains et du plus vieux vampire du septième art. Avec Robert Eggers, « Nosferatu », cultissime exemple de l’Expressionnisme allemand il y a plus de cent ans, devient un conte gothique. Le réalisateur et ancien designeur se confie sur son amour de la recherche historique, son sens du détail et sa vision du monstre, héritier renouvelé de son prédécesseur.


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Lily-Rose Depp dans Nosferatu © Courtesy of Focus Features / © 2024 FOCUS FEATURES LLC

Votre film reprend la même trame que celui de Friedrich Wilhelm Murnau, sorti en 1922 : un agent immobilier tente de vendre un manoir à un vampire obsédé par la femme de l’agent. Mais que reste-t-il encore à raconter sur Nosferatu ?

Comme beaucoup de gens, je suis un grand fan du film de Murnau, mais cela ne suffit pas pour réaliser un film. Quand j’ai écrit le scénario et réexaminé le matériau de départ, j’ai vu que Murnau appelait le personnage d’Ellen, incarnée par Lily-Rose Depp dans mon film, une somnambule. Au XIXe siècle, on pensait que ces personnes pouvaient pénétrer un autre royaume. C’est cela que j’ai trouvé très excitant. On pouvait raconter l’histoire de cette femme seule, traînée dans un autre monde, dans les ténèbres, et qui n’a pas le vocabulaire pour exprimer ce qu’elle ressent. Et personne ne peut comprendre ce qu’elle vit. Son mari l’aime, mais ne comprend pas de quoi elle parle. On la prend au mieux pour une mélancolique, au pire pour une hystérique, et on l’attache sur son lit. Voilà ma raison de faire ce film : introduire plus de complexité dans ce personnage féminin, plutôt que de suivre un agent immobilier.

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Vous avez aussi plus de personnages secondaires que Murnau, avec notamment le couple d’amis d’Ellen et son mari, incarné par Aaron-Taylor Johnson et Emma Corrin…

Je n’ai pas tellement plus de personnages, c’est surtout qu’ils font plus de choses. Ce couple incarne une famille normale, par contraste avec le personnage d’Ellen, qui ne trouve pas sa place dans la société. Anna, joué par Emma Corrin, est une épouse et une mère contente de l’être. Mettre en danger une famille à laquelle on s’identifie plus volontiers était aussi un moyen d’introduire plus d’enjeux émotionnels. Mais, pour en revenir à l’intérêt de refaire une histoire qui a déjà été vue et revue au cinéma, il y en avait justement très peu dans lesquelles ces personnages secondaires étaient vraiment riches. En travaillant un scénario pour en livrer ma vision personnelle, j’ai développé leurs histoires et leurs relations pour en faire certes des archétypes, mais aussi des êtres multidimensionnels.

Pourquoi avoir choisi Lily-Rose Depp pour le rôle d’Ellen ?

Comment aurais-je pu faire autrement ? Quand je l’ai rencontrée, elle comprenait le scénario et le personnage, elle avait vu toutes les versions existantes de Nosferatu et Dracula, et elle m’a immédiatement parlé d’Andrzej Żuławski [réalisateur polonais à qui l’on doit notamment Possession, avec Isabelle Adjani, ndlr]. Je savais que nous étions sur la même longueur d’onde. Ce qu’elle a fait lors de son audition, c’était extraordinaire. Une performance aussi désinhibée, à vif, que ce qu’elle a livré sur le tournage.

Et comment avez-vous travaillé avec elle sur un jeu aussi intense ?

Je lui ai donné beaucoup de livres à lire et de films à voir, probablement beaucoup trop. Elle travaille très dur, est extrêmement disciplinée. Des mois avant le début du tournage, elle a demandé à voir un coach vocal pour peaufiner l’accent qu’elle a dans le film. Et nous avons aussi collaboré avec Marie-Gabrielle Rotie, une chorégraphe spécialisée dans une danse japonaise qui s’appelle le butō. L’idée, c’est en quelque sorte de laisser autre chose que vous se glisser en vous. C’est cette danse qui est à l’origine de l’incroyable performance corporelle de Lily-Rose Depp, tous ces mouvements hystériques livrés sur le tournage. Il n’y a aucun effet spécial là-dessus.

Nosferatu de Robert Eggers
Nosferatu de Robert Eggers (c) FOCUS FEATURES

Du côté du personnage de Nosferatu, le vôtre a un look très différent de celui, longiligne et très pâle, de Murnau, incarné à l’époque par Max Schreck. Quelles étaient vos inspirations visuelles ?

L’évolution du vampire cinématographique est intéressante. On est passé de Max Schreck à Béla Lugosi [acteur hongro-américain qui a incarné des vampires, dont Dracula, de nombreuses fois au théâtre et au cinéma des années 1930 à 1950, ndlr], puis à Robert Pattinson [dans Twilight, ndlr] qui ne fait plus peur du tout. Moi, j’ai voulu me référer au folklore, à l’époque où les gens croyaient réellement aux vampires. Ces vampires folkloriques étaient littéralement des cadavres encore vivants, donc plus semblables à des zombies. Je me suis aussi demandé à quoi ressemblait un noble transylvanien mort. Donc il lui fallait un costume hongrois et une coiffure particulière. Là-dessus, nous lui avons quand même mis les ongles et la forme allongée du visage du vampire de Max Schreck, pour ne pas faire table rase du passé.

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Le folklore est présent dans tous vos films, habités par des mythes, des prophéties et des personnages qui y croient au point de sombrer dans la folie…

J’ai toujours été plus intéressé par le sacré que le profane, et même si je n’aimerais pas vivre dans le passé – rapport au fait que je mourrais probablement de la tuberculose ou un truc comme ça –, j’ai de la nostalgie en pensant aux époques où l’on valorisait plus le sacré. Le cinéma me permet d’explorer ça sans risquer ma vie.

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Qu’est-ce qui, à votre avis, fascine tant avec la figure du vampire ?

Tout le monde est intéressé par la mort et le sexe, les deux thèmes que brasse cette créature. Mais je crois que c’est aussi sa flexibilité qui est cool. C’est cool qu’il y ait de la place pour moi, Bill [Skarsgård, qui incarne Nosferatu dans son film, ndlr] et notre vampire folklorique, mais aussi pour Blade [interprété par Wesley Snipes dans le film du même nom, ndlr] ou Edward Cullen [le personnage de Twilight, ndlr].

Nosferatu de Robert Eggers
« Nosferatu » de Robert Eggers

Tous vos films possèdent une identité esthétique forte, avec des univers d’emblée reconnaissables. Comment travaillez-vous cela ? Est-ce l’écriture ou les images qui vous viennent en premier ?

Cela dépend du film, mais généralement les deux en même temps. Je fais beaucoup de recherches et je collecte des tonnes d’images avant de me mettre à écrire. Mais, au cours de l’élaboration du scénario, je continue ma collection. Si bien qu’à la fin de l’écriture je suis en mesure de transmettre un lookbook très élaboré à mes chefs d’équipes artistiques. Cela devient une bible à partir de laquelle se lancer.

On pourrait aussi citer un travail spécifique sur le son, qui a toujours une grande importance…

Oui, car c’est aussi une fenêtre ouverte sur un monde. Je passe beaucoup de temps et d’énergie sur la création d’un sound design riche et complexe, qui produit en réalité le même effet que la musique quand il n’y en a pas. Une bourrasque inquiétante peut avoir la même ampleur qu’une partition. Sur Nosferatu, j’ai eu des sessions de travail très inspirantes avec le compositeur [Robin Carolan, qui a déjà travaillé avec Robert Eggers sur The Northman, ndlr] et le sound designer pour se répartir les rôles. « Quand le bateau arrive, on a d’abord de la musique, puis du sound design pour pouvoir entendre le bateau craquer… » Sur mes films précédents, je n’avais pas pu faire ça autant que je l’aurais voulu.

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On constate aujourd’hui que le genre horrifique au cinéma divise, entre les partisans du bon vieux jump scare et ceux de l’elevated horror, soit des films d’horreur jugés plus sérieux, plus cérébraux. Où vous situez-vous dans ce débat ?

Il est clair que mon cousin de 2 ans ne tire jamais plus de plaisir que lorsque quelqu’un l’effraie en lui faisant « bouh ! », et beaucoup d’adultes veulent être divertis comme des enfants. Je n’ai aucun problème avec ça, je regarde tous les types de films d’horreur et j’apprends de chacun d’entre eux. J’ai beaucoup de respect pour les œuvres de James Wan [réalisateur entre autres d’Insidious, Saw et Conjuring, ndlr], cela fonctionne chaque fois. Mais je suis personnellement bien plus effrayé par Cris et chuchotements d’Ingmar Bergman que par Terrifier. Pour Nosferatu, j’ai voulu des jump scares très traditionnels. C’est fun, parfois. Mais je préfère les films qui font appel à l’intellect.

Nosferatu de Robert Eggers
« Nosferatu » de Robert Eggers

Dans une interview au média américain Deadline, Aaron Taylor-Johnson a dit qu’un film de Robert Eggers, c’était « toujours distinctement Robert Eggers ». C’est quoi, un film « distinctement Robert Eggers » ?

D’abord, une approche historique. C’est ce que je préfère faire. L’accumulation de détails crée une atmosphère. Et lorsqu’on effectue des recherches historiques, tout est là, vous n’avez qu’à choisir. Plus vous avez de détails, plus vous pouvez créer un monde avec ses spécificités. À la fois un monde matériel, mais aussi le monde intérieur de personnages qui ne pensent pas comme vous parce qu’ils ne sont pas de la même époque. C’est cela qui fait que le public peut être absorbé dans un film.

Vous ne vous imaginez pas réaliser un film d’horreur qui se passe aujourd’hui ?

Ça a pu m’arriver d’y penser, quand j’ai passé trop de temps dans un avion ou une voiture, mais non. Vous imaginez ? Je devrais filmer des voitures ! Et pire que ça, des smartphones ! C’est le truc le moins intéressant auquel je puisse penser. Vous regardez déjà votre smartphone toute la journée et il faudrait en plus en voir au cinéma ? Plutôt mourir !

Nosferatu de Robert Eggers, Universal Pictures (2 h 13), sortie le 25 décembre