Suite aux accusations de harcèlement et d’attouchements sexuels portées par Adèle Haenel à l’encontre de Christophe Ruggia, et à son interview donnée à Mediapart dans laquelle elle explique vouloir briser l’omerta sur les violences faites aux femmes dans le cinéma français, la presse hexagonale s’est emparée d’une question : cette parole, inédite en France, ouvrira-t-elle à une prise de conscience collective ? On fait un tour d’horizon.
La difficile remise en question du cinéma français
Suite à la vague d’indignations suscitée aux États-Unis comme en France par l’affaire Weinstein sortie en 2017, cristallisée par les créations successives des hashtags #MeToo et #BalanceTonPorc, on aurait pu s’attendre à ce que les verrous sautent dans le cinéma français, et qu’enfin la parole des victimes de violences sexuelles dans ce secteur soit entendue. Deux ans plus tard, l’omerta règne encore dans le milieu du 7e art hexagonal. Pour exemple, l’affaire Luc Besson – en 2018, l’actrice Sand Van Roy a porté plainte à deux reprises contre le réalisateur et producteur, qu’elle accuse de viol – n’a eu que très peu d’échos dans les médias.
Une porte s’ouvre
Mais lundi 3 novembre, Mediapart publiait dans ses colonnes l’article « #MeToo dans le cinéma: l’actrice Adèle Haenel brise un nouveau tabou », une enquête-fleuve autour du précieux témoignage de l’actrice Adèle Haenel, qui a porté des accusations graves de harcèlement et d’attouchements sexuels à l’encontre du cinéaste français Christophe Ruggia pendant et après le tournage de son film Les Diables sorti en 2002 (plus de détails ici). Une version des faits corroborée par de nombreux témoins ayant accepté que leurs noms apparaissent dans l’article (l’enquête compte une trentaine de sources en tout). Cette parole inédite – réitérée le soir sur le plateau du Médiapart Live – est pour la première fois en France portée à visage découvert par une comédienne dont la notoriété est plus forte que celle de la personne qu’elle accuse.
Avec une carrière déjà solide derrière elle, Adèle Haenel a aujourd’hui toutes les armes pour parler de cette agression qu’elle n’a pu ni clairement identifier, ni dénoncer à l’époque des faits puisqu’elle était alors âgée de 12 ans et sous emprise. « Le nom connu, cette fois, n’est pas celui du criminel. Le centre de toutes les attentions depuis, la personne célèbre, c’est elle, Adèle Haenel, juste elle, la fille (…). Il est inédit à quel point le prédateur présumé n’est soudainement plus le sujet dans cette affaire« , résume Camille Nevers dans un article de Libération.
« Adèle Haenel à l’avant-garde d’un #MeToo du cinéma français »
En s’inscrivant dans le sillage du mouvement #MeToo (« Je dois le fait de pouvoir parler à celles qui ont parlé avant dans le cadre des affaires #MeToo », a-t-elle déclaré, toujours sur le plateau de Mediapart Live), Adèle Haenel fait de sa prise de parole un moment politique qui résonne comme un appel à la prise de conscience – au fil de son intervention, elle a d’ailleurs dit toute l’importance de participer le 23 novembre prochain à la marche parisienne contre les violences faites aux femmes initiée par le collectif #NousToutes. Comme une volonté de se servir du récit personnel pour qu’il devienne d’utilité publique: « Ainsi, pour la première fois dans le cinéma français, une actrice connue et reconnue décide de témoigner, de dénoncer, d’offrir sa souffrance personnelle à autopsier, au service d’une cause générale », décrypte Guillemette Odicino de Télérama.
C’est précisément cette mise en perspective politique qui, selon Iris Brey – autrice et réalisatrice spécialiste de la question du genre ayant travaillé sur la représentation des sexualités au cinéma, invitée sur le plateau du live de Mediapart après l’intervention d’Adèle Haenel – initie « le début d’une nouvelle ère » : « Quand Jean Dujardin, dans le magazine Elle, nous dit qu’il est « un peu fatigué » de Me Too, de quoi parlons-nous ? Fatigué de quoi ? On en est au début ! Il ne s’est encore rien passé, en France. Adèle Haenel marque un tournant. Il y a de quoi se mettre en colère contre ces hommes qui sont tous amis entre eux et ne cessent de prendre la parole. Leur mépris raconte quelque chose de notre société, et de la difficulté à prendre au sérieux la parole des femmes qui veulent s’exprimer sur les violences sexuelles. »
Autrement dit, Adèle Haenel aurait imposé dans le débat public une conversation post #MeToo qu’on n’aurait pas voulu affronter en France jusqu’ici, en l’articulant à des éléments d’analyse qui mettent en cause la responsabilité de tout un système déviant. L’actrice résume ainsi sa pensée : « Si la société n’était pas aussi violente vis-à-vis des femmes, si on ne méprisait pas à ce point les violences faites aux femmes, la situation de Polanski emblématique d’une société dans laquelle une femme sur cinq – et je pense que c’est beaucoup plus que ça – est confrontée à la violence faite aux femmes. »
Cette prise de parole aura-t-elle pour effet de briser le sentiment de peur qui empêche les actrices françaises – et a fortiori toutes les victimes – de dénoncer publiquement leurs agresseurs, comme aux États-Unis ? Libération compte dessus : « Adèle Haenel à l’avant-garde d’un #MeToo du cinéma français », titre le quotidien. De son côté, Le Point rapporte les propos du producteur Marc Missonnier, vice-président de l’Union des producteurs de cinéma (UPC): « Si effectivement son initiative peut contribuer à ce que des inhibitions sautent, ou à ce que des peurs soient dépassées pour que des gens parlent, ce serait formidable. Mais est-ce que ce sera le cas ? Je ne sais pas du tout. » Plusieurs personnalités françaises ont d’ailleurs annoncé publiquement leur soutien à l’actrice, notamment Marion Cotillard sur Instagram : « Chère Adèle, Tu marques l’histoire. L’histoire de cette révolution libératrice. Notre histoire et celle de nos enfants. J’ai une gratitude infinie envers toi. » Mais aussi Flavie Flament (« Aujourd’hui, Adèle a arraché le bâillon qui la muselait depuis si longtemps.
Pour remettre le monde à l’endroit ») qui a accusé en 2016 le photographe David Hamilton de l’avoir violée alors qu’elle avait 13 ans, ainsi que la journaliste Sophie Fontanel (« Par votre façon de vous exprimer, vous allez peut-être réussir à libérer ce qui est encore cadenassé : la parole des hommes ») la dessinatrice Pénélope Bagieu et Julie Gayet.
Reste que l’actrice a clairement indiqué qu’elle ne souhaitait pas porter plainte (« Je n’ai jamais pensé à la justice car il y a une violence systémique qui est faite aux femmes dans le système judiciaire. Je crois en la justice mais elle doit se remettre en question pour être représentative de la société », a-t-elle expliqué sur le plateau de Mediapart Live), l’AFP vient de rapporter que le parquet de Paris ouvrait une enquête préliminaire pour « des chefs d’ »agressions sexuelles » sur mineure de moins de 15 ans « par personne ayant autorité » et de « harcèlement sexuel » ». En France, le procureur de la République peut enclencher un traitement judiciaire sans avoir besoin de la plainte de la victime s’il décide, au vu des éléments connus, qu’une enquête est nécessaire.
Image : Mediapart