Reportage : à la découverte du Groupe Ouest, une résidence de scénaristes bretonne dans le vent

Lukas Dhont, Vincent Le Port, Maïmouna Doucouré… Depuis quelque temps, une résidence bretonne de scénario fondée en 2006, Le Groupe Ouest, fait parler d’elle par les grands noms qui y sont passés. Si celle-ci attire autant, c’est sûrement grâce à ses méthodes, aussi expérimentales que fertiles, basées sur le collectif et l’oralité. On est allés voir comment ça se déroulait sur place.


Groupe Ouest © Brigitte Bouillot
Groupe Ouest © Brigitte Bouillot

Quand les auteurs nous ont vu débarquer, en décembre dernier, ils se sont méfiés. Ici, c’est un peu leur cocon, le lieu où ils peuvent mûrir leurs projets, à l’abri des regards curieux et invasifs. Forcément, quand deux journalistes s’immiscent dans cet espace qu’ils se sont appropriés et viennent les observer, ça jette comme un froid – plutôt raccord avec la météo pluvieuse.

Au fil des heures passées ensemble, l’atmosphère se réchauffe, dans une ambiance feu de bois (verres de cidre et far breton compris). On est à Plounéour-Brignogan-plages, dans le Finistère, sur la Côté des Légendes et au bord de la Manche. Un grand hangar, autrefois agricole, et modernisé par une architecture à la fois métallique et boisée (un mélange de style hybride, entre froideur industrielle et aspect chaleureux, omniprésent à l’intérieur), nous fait face.

Groupe Ouest
Le bâtiment du Groupe Ouest © TROISCOULEURS

C’est le bâtiment du Groupe Ouest, peint en grand et en blanc, et complètement isolé – impossible de le louper.

Entre les résidents, une vraie complicité paraît s’être créée. Certains ont déjà un premier long métrage à leur actif (Angela Ottobah, Alexander Abaturov, Zeno Graton), d’autres se lancent pour la première fois dans le grand bain (Coralie Lavergne, François Vacarisas, Julien Meynet, Violette Garcia et Xavier Demoulin).

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Le principe du Groupe Ouest : organiser sur neuf mois quatre sessions de travail collectif, qui permettent d’échanger sur les projets des uns et des autres, marqués par une grande diversité – cette année se mijotent (liste non exhaustive) une comédie politique qui aborde de front la montée de l’extrême droite, un récit fantastique dans les Cévennes, un thriller écologique ou encore une histoire de rite funéraire au XIXème siècle, portée par un cheval.

« Le Groupe Ouest insiste beaucoup sur le fait de travailler sur les projets de chaque résident », nous résume Julien Meynet, qui prépare un premier long métrage pour le moment intitulé Torem. « D’habitude, on est atomisés. Là, c’est l’occasion de retrouver une dynamique de groupe. J’avais besoin de ça et je pense que c’est le cas de tous les gens ici. »

Comment ce lieu d’effervescence, qui mise sur la réflexion au long cours plutôt que sur l’efficacité, le collectif plutôt que l’individualité, a-t-il été conçu ? En quoi se distingue-t-il des autres résidences ? On a cherché des réponses avec son fondateur et directeur artistique.

« DES CERVEAUX HÉTÉROGÈNES »

Quand il avait 30 ans, Antoine LeBos se voyait comme un punk du scénario – déjà il cherchait à éviter les automatismes, les clichés, les récits attendus, éculés ou ronflants pour leur préférer d’autres chemins buissonniers. Les scénaristes sédentaires qui galèrent seuls devant leur page blanche ? Très peu pour lui. Venant du monde de la voile, il a toujours voulu ouvrir le scénario aux quatre vents, le faire respirer, le mettre en mouvement.

Après un DEA en philo, celui qui a commencé par une formation en maths et physique, a étudié dès 1995 ce métier d’écriture au CEEA (Conservatoire Européen d’Écriture Audiovisuelle). « Je me suis retrouvé à être demandé par beaucoup de producteurs, de workshops, pour aider les auteurs à accoucher de leur scénario. J’ai eu mes propres projets, fait un peu de mise en scène, mais ce métier d’ « accoucheur », qui manquait vraiment en France, a commencé à devenir mon principal métier. »

antoine lebos
Antoine LeBos, fondateur du Groupe Ouest © TROISCOULEURS

Il manquait surtout un lieu pensé par des scénaristes pour des scénaristes, qui ne soit pas seulement qu’une résidence, mais qui permette aux autrices et aux auteurs d’être réellement accompagnés dans leur développement de fictions pour l’écran. En 2006, Antoine LeBos crée alors dans son fief de Plounéour-Brignogan le Groupe Ouest, l’un des premiers pôles européens en coaching de scénaristes pour le cinéma et les séries.

Parmi les noms les plus connus passés par là : Lukas Dhont (Close, 2022), Vincent LePort (Bruno Reidal, confession d’un meurtrier, 2022) encore Maïmouna Doucouré (Mignonnes, 2021). « Ici, c’est un lieu de déblocage de scénario. Je suis né tout près de là, et régulièrement je suis venu y écrire, propulsé par les mouettes et les marées. Le paysage fait 50% du boulot – c’est l’océan, on est d’emblée branchés vers l’ailleurs, arrimés à d’autres territoires et à d’autres manières de rêver. »

« L’écrit lisse beaucoup les choses. En matière de récit, ce qu’on veut c’est sidérer, édifier, secouer. L’oralité permet cette souplesse » (Antoine LeBos)

À sa création, la structure prêtait main forte à huit auteurs français par an, sélectionnés sur dossiers – elle en aide aujourd’hui 230 par an. Les consultants, qu’Antoine LeBos préfère appeler des accoucheurs ou des dancing partners, sont à l’encontre de la figure du maître, forcément dans une position d’autorité. « Une pensée qui a été fondamentale pour le groupe Ouest, c’est la théorie du rhizome élaborée par les philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille plateaux, qui désigne un système de connexions multiples, non linéaire et non hiérarchique. Tel un réseau de racines sous terre, les idées circulent horizontalement, et s’interconnectent. »

Sociologiquement, les consultants ont parfois fréquenté d’autres sphères que le cinéma avant de devenir scénaristes. Pendant les sessions de travail, ils fonctionnent par paire, avec l’idée que plus ils sont différents l’un de l’autre, plus ils apporteront aux auteurs. « Un psychanalyste et un astrophysicien ont dans leur poche des métaphores éloignées mais tellement complémentaires, et extrêmement intéressantes pour concevoir des récits. Pour le bien des auteurs, il faut des cerveaux hétérogènes », considère LeBos, qui considère qu’il faut sortir du mythe romantique de l’artiste solitaire.

Surtout, et c’est là que la méthode de travail du Groupe Ouest est à la fois si spécifique et novatrice, l’oralité y est privilégiée par rapport à l’écrit. « Au bout de trois ans d’existence, il est devenu évident que l’écriture seule était génératrice d’une noyade cognitive, et l’oralité un outil de propulsion de la pensée phénoménale. Si je suis en train de parler, je signe avec mon interlocuteur un contrat implicite : je suis obligé d’aller au bout de ce que je raconte – ce qui nous amène à débloquer pas mal d’impasses narratives. »

Partager son film à l’oral, c’est alors pour les auteurs s’exposer aux accidents de la parole, aux hésitations, aux ruptures d’un raisonnement – au Groupe Ouest, ces heurts sont justement matière à création. « L’écrit lisse beaucoup les choses, met en avant une part de nous-mêmes un peu scolaire. En matière de récit, ce n’est pas l’objectif, ce qu’on veut c’est sidérer, édifier, secouer. L’oralité permet cette souplesse. » On en a eu la preuve lors d’un exercice particulier, inventé au Groupe Ouest et central dans l’expérience : le « Raconte-moi ».

Groupe Ouest - Raconte moi
Des habitants participent à l’exercice du « Raconte moi », imaginée par le Groupe Ouest © TROISCOULEURS

CAPSULES RÉFLÉCHISSANTES

Le contrat est simple : chaque auteur s’empare d’un projet autre que le sien et le raconte avec ses propres mots, en se filmant face-caméra, dans une limite de temps (moins de cinq minutes). Les vidéos sont ensuite diffusées pour susciter échanges, discussions, débats. Une seule consigne : ne pas verser dans un facile « j’aime » ou « j’aime pas », mais préciser une première impression.

À travers cet exercice, les auteurs doivent donc faire face à une forme de dépossession temporaire de leur œuvre. L’effet est décuplé lors de cette dernière session, puisque le Groupe Ouest invite des habitants de Plounéour-Brignogan à assister à la diffusion des vidéos et à participer à la discussion qui s’ensuit, lors de deux projections qui ont lieu simultanément, à l’étage et au rez-de-chaussée.

Ce soir-là, on sent dans l’air un mélange de curiosité et de fébrilité. Les discussions s’avèrent quant à elles passionnantes, car elles amènent à saisir les endroits de fragilité, là où le scénario peut pécher, ou au contraire à relever ses précieuses qualités, grâce à des regards non-professionnels, mais spontanés – le fruit, là encore, de l’oralité, mais aussi le signe d’une implantation locale réussie.

Au-delà de ces jeux de dialogues, de reflets, on décèle un intense désir d’extension créative chez Antoine LeBos, par exemple quand il nous présente les plans de bâtiments qui juxtaposent l’îlot central du Groupe Ouest, et pourront accueillir d’autres projets en gestation. Parmi les mille idées qui fourmillent dans son esprit, il y a celle de construire l’équivalent contemporain de la célèbre caverne de Platon, qui mobiliserait cette fois directement la sensorialité, les images et l’intelligence artificielle, grâce à des projections murales et un confinement total des scénaristes dans ladite caverne. Pour le moment, l’ébauche ressemble davantage à une cage de foot renversée qu’à une grotte, mais on fait toute confiance à ce bâtisseur pour atteindre son but.

: Le Groupe Ouest, site officiel