Parmi la riche sélection du festival Côté Court, qui se déroule en ligne jusqu’au 22 juin et diffuse jusqu’à cette date des courts et moyens-métrages gratuitement, on retrouve Extazus, film tripant autour d’ « un écrivain d’heroic fantasy mégalomane et érotomane » réalisé par le cinéaste (à voir ici) ainsi que Mandico et le TOpsychoPor d’Antonin Peretjatko, qui a suivi le réalisateur chez lui pour lui proposer « un jeu en forme de test psychologique imaginé par Roland Topor« (à voir ici). À cette occasion, on republie l’interview croisée que le cinéaste nous avait accordé avec Yann Gonzalez, son « frère de cinéma » au moment de la sortie des Garçons sauvages, son premier long-métrage.
Alors que Bertrand Mandico sort ce mois-ci son magnifique premier long métrage, Les Garçons Sauvages, projetant ses actrices (Vimala Pons, Pauline Lorillard…) dans les corps de garçons criminels qui se transforment lors d’un séjour forcé sur une île chargée d’érotisme, Yann Gonzalez (Les Rencontres d’après minuit) finalise son deuxième long métrage, Un couteau dans le cœur, un thriller dans le milieu du porno des années 1970. On a réuni ces «frères de cinéma », comme ils se nomment eux-mêmes, pour parler des puissantes vagues queer qui agitent leurs films.
Concevez-vous vos films comme des utopies queer ?
Bertrand Mandico : Oui, c’est l’idée d’un territoire qui s’étend à chaque film. Je vois un peu ça comme une carte du Tendre.
Yann Gonzalez : Quand j’imagine un film, je me projette dans des lieux où j’aimerais vivre, à l’intérieur desquels je serais admis avec mes fantasmes, mes partenaires, mes amis. Chacun des films serait comme une île où je pourrais à chaque fois inviter plus de gens.
Quand vous entendez le mot « queer », quelles images de cinéma vous viennent en tête ?
B. M. : Moi, le premier film qui me vient, c’est Un chant d’amour (1950) de Jean Genet. C’est un film phare qui a été très difficile à voir pendant longtemps et qui a une descendance très large : Jean Cocteau, Kenneth Anger, Rainer Werner Fassbinder… Il est sublime, à la fois délicat et brutal.
Y. G. : Je pense au cinéma d’Andy Milligan, un cinéaste américain très underground qui faisait des films d’exploitation dans les années 1960-1980. C’est complètement délirant : il faisait des films d’horreur avec des personnages travestis – parfois avec des costumes médiévaux ! – hallucinés et hyper sexués. Dans son cinéma à très petit budget, il y a une énergie et une liberté inouïes pour l’époque qui en font un véritable manifeste sexuel et politique. Il me semble rejoindre la définition première du queer – qui veut dire louche, bizarre. Je me retrouve dans cette étrangeté-là qui, je trouve, se perd un peu. Le queer, c’est devenu un peu branché, surexploité, on est en train de le normaliser.
Le cinéma queer doit-il rester dans l’underground pour ne pas perdre sa charge transgressive ?
Y. G. : Oui, car je suis très attaché à la notion de danger au cinéma. Quand je fais un film, je veux avoir l’impression de danser sur un fil. Après, c’est vrai que j’aime aussi l’idée que la marge s’invite de manière invasive et pernicieuse au cœur du mainstream… Je ne sais pas. Tu en penses quoi, toi ?
B. M. : Dans la marge, on a cet inconfort qui nous permet de rester aux aguets, de ne pas avoir peur de déplaire et de se lancer des défis formels, scénaristiques.
Tous les cinéastes queer qu’on aime (Derek Jarman, Bruce LaBruce, Gregg Araki…) partagent des traits formels : un goût pour le baroque, le grotesque, le trash, le D.I.Y… Pour vous, à quoi tient une esthétique queer ?
Y. G. : À une forme de liberté. Il faut faire fi des contraintes et ne pas avoir peur du ridicule, du mauvais goût. Pour ça, John Waters, c’est LE pape du queer, un modèle.
B. M. : Il ne faut pas oublier les frères Mike et George Kuchar, qui ont beaucoup influencé John Waters. Ils sont assez peu cités ; et pourtant ils ont une influence considérable sur le cinéma queer. Leurs films incarnent bien la flamboyance, la joie du mouvement. Je me souviens qu’ils faisaient aussi des dessins pornos gays déments… Après, en termes d’esthétique, je pense qu’il faut aussi parler du courant camp qui est intéressant parce qu’il se niche parfois dans les films plus discrètement déviants de Hollywood. Boulevard du crépuscule de Billy Wilder est très camp, par exemple.
Bertrand, vous inventez dans vos films de curieuses créatures informes et très sexuelles, et vous avez dessiné le monstre à tête de vulve que Yann a mis en scène dans Les Îles. Qu’est-ce qui vous fascine tous les deux dans cette figure du freak ?
Y. G. : La figure du monstre réinjecte de l’étrange, du sale, du malade. Et l’idée, c’est de faire de cette maladie un triomphe.
B. M. : J’en ai un peu ras le bol de voir des monstres qui bavent et effraient les gens. J’ai envie de les voir jouer d’autres rôles. Les freaks évoluent dans une société aseptisée qui fait tout pour se débarrasser d’eux… Il faut qu’on fasse revenir les monstres, mais autrement. En les magnifiant.
En les sexualisant aussi ?
B. M. : Ah oui, l’un ne va pas sans l’autre ! Le monstre, c’est une nouvelle chair en mutation qui permet d’imaginer de nouveaux orifices, de nouveaux pénis, plein de nouveaux organes. Ça promet plus de possibles dans le plaisir.
Bertrand, dans certains de vos films (Les Garçons sauvages, Notre dame des hormones), vous mettez en scène des humains qui ont des relations sexuelles avec des végétaux. Ça vient d’où ?
B. M. : Quand je me promène dans la nature, je vois de la sexualité partout : chaque plante, chaque fruit est un sexe. C’est un appel à l’érotisme, au plaisir sensoriel. J’ai beaucoup été marqué par ma lecture de Vendredi ou les Limbes du Pacifique de Michel Tournier. À un moment du bouquin, Robinson… il baise avec l’île, quoi ! Cette idée de fusion avec la nature m’inspire encore.
Y. G. : Personnellement, je suis plus attiré par des environnements urbains. Mais j’aime cette idée que tout puisse être érotisé, que les champs du fantasme soient infinis.
B. M. : Ça me fait penser au film Les Conspirateurs du plaisir (1996) de Jan Švankmajer. Chacun va au bout de ses fantasmes pour aboutir à l’extase finale : une nana se fait bouffer les pieds par des poissons tout en sniffant des boulettes de pain.
Il y a beaucoup de fluides sexuels dans vos films. C’est rare, dans un cinéma non porno.
Y. G. : Je suis plus coincé que Bertrand par rapport à ça. Mais je suis content, j’ai une belle scène d’éjac faciale dans le prochain !
B. M. : Je trouve ça très cinégénique. Je veux retourner l’humain. Je crois que c’est David Cronenberg qui disait qu’on devrait organiser des concours de Miss ou Mister Intérieur, des défilés qui célébreraient la beauté des organes.
Dans Les Rencontres d’après minuit ou dans Les Garçons sauvages, vous conférez d’abord une grande puissance érotique à des hommes à la virilité très stéréotypée, avant de détourner, voire de mettre à mal, cette image.
Y. G. : Imaginer des personnages masculins qui ne soient pas traversés par un minimum de féminité, ça ne m’intéresse pas beaucoup. On subit depuis tellement d’années cette société virile insupportable et scandaleuse qu’on a envie de la défier dans nos films. Je ressens une frustration, parce que j’ai l’impression qu’on ne peut pas grand-chose contre cette société-là. Ce patriarcat qui n’en finit pas a vraiment du mal à se fissurer.
B. M. : Et on en souffre aussi au cinéma. C’est terrifiant.
À la fin des Garçons sauvages, on entend cette phrase : « L’avenir est femme, l’avenir est sorcière. » Est-ce une référence au mouvement féministe très actuel des witches, des personnes qui revendiquent une identité de sorcières parce que celle-ci permet d’échapper aux normes sociales et de se réapproprier du pouvoir ?
B. M. : Oui, et d’ailleurs j’ai été très touché, car une fan italienne a posté une photo d’elle portant un tee-shirt avec cette citation. C’est un beau cadeau qu’elle se réapproprie cette phrase. Les sorcières sont des femmes libres, puissantes, intelligentes, qui veulent sortir de la domination masculine. C’est le futur.
Yann, dans une interview pour Arte, vous disiez de la jeune génération de cinéastes qu’elle était peut-être plus désinhibée par rapport aux problématiques de genre. À qui pensiez-vous ?
Y. G. : Je pense que c’est une connerie d’avoir parlé de génération, parce que les films de Bertrand ne me paraissent pas plus inhibés que ceux réalisés par des cinéastes plus jeunes. Mais il y a une forme de contemporanéité dans les films d’Alexis Langlois ou dans ceux de Caroline Poggi et Jonathan Vinel qui a à voir avec une esthétique post-Internet. Je suis envieux de cette modernité, mais elle ne me travaille pas autant qu’eux. En tout cas, ils projettent des images folles, subversives, qui me donnent de l’espoir. Quelque chose est en train d’arriver.
B. M. : Chez ces cinéastes, il y a un romantisme très fort. Ils embrassent l’émotion d’une manière super forte. On a du mal, nous, avec la vague cynique qui envahit les festivals.
Y. G. : Je crois que c’est ce romantisme qui nous réunit tous. Naïvement, je dirais que les films ne sont pas là pour faire du mal.
Vous, vous faites des films pour faire du bien…
B. M. : Tout à fait. Ce qui n’empêche pas la noirceur. C’est le cinéma comme espace artistique de jouissance. Tous les deux, on n’a pas peur d’être ridicules : on filme nos tripes.
Y. G. : Toi, au sens littéral.
B. M. : Oui, mais je mets des fleurs autour.
Les Garçons sauvages de Bertrand Mandico. UFO (1 h 50)