Avec leur prodigieux premier long métrage, Jessica Forever, Caroline Poggi et Jonathan Vinel affirment la fascination pour les gangs tendres déjà présente dans leurs courts. Cette dystopie à fleur de peau suit l’errance d’un escadron de jeunes hommes orphelins fugitifs (Lukas Ionesco, Paul Hamy…) mené par une femme énigmatique (Aomi Muyock). D’un style sombre et suave, les cinéastes subliment toute la rage contenue dans la candeur de la jeunesse. Envers et contre tous.
La famille formée par Jessica et les
orphelins a-t-elle quelque chose d’une utopie ?
Jonathan Vinel : Clairement. Créer une communauté, c’est une façon de
s’extraire de la société et de construire celle dont on rêve. Quand j’étais
petit, c’était vraiment mon but d’appartenir à une bande ; mais l’époque nous
pousse à nous isoler. On ressent une envie de communauté avec les ZAD, mais
tout est fait pour les briser. Il n’y a que les enfants qui sont censés faire
des trucs en coopération. L’entraide est vue comme quelque chose de puéril,
d’immature.
Caroline Poggi : C’est par cette complémentarité qu’on peut trouver un sens à son existence. Par le partage, on se rend nécessaire. C’est ce qu’on a essayé de transmettre dans le film, guidés par cette question : « Comment raconter l’histoire d’un groupe ? » Au final, ce sont les sensations et les émotions éparses des différents orphelins que les voix off, la musique, le cadrage et le mouvement viennent lier.
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Pourquoi avoir choisi de ne pas expliquer la violence ? Celle qui s’exerce contre les garçons, mais aussi celle à laquelle ils
se sont eux-mêmes livrés par le passé ?
C. P. : C’est une façon de la
rendre plus universelle, moins rattachée à un truc social, politique. Si on
l’avait ancrée par rapport à une certaine réalité, on aurait donné
des excuses.
J. V. : Pour moi, la violence,
c’est un virus qui est là, dans le monde, et tu l’attrapes ou pas. Nous, ce qui
nous intéressait, plus que de savoir d’où vient la violence, c’est de savoir
comment s’en sortir une fois qu’elle est là. On est dans un temps où on
condamne vite les gens ; on essaye peu de les comprendre, parce que c’est comme
si on les excusait. Or, tenter de comprendre, ce n’est pas excuser. C’est
plutôt s’interroger sur comment faire pour que ça n’arrive plus.
Vos personnages portent une sorte d’uniforme militaire
qui détonne par rapport à leur caractère très enfantin. Vous avez envie de
complexifier une certaine idée viriliste de la masculinité liée au combat ?
C. P. : On veut aller là où ça accroche, et c’est souvent
lorsque deux extrêmes se rencontrent. Tout le monde est d’accord
pour dire que les armes c’est mal, mais
on peut aussi y voir une sorte de totem, quelque
chose qui nous permet de ne pas
être seuls au monde.
J. V. : On a aussi grandi avec ça. Quand
t’es gamin et que tu joues aux FPS [jeux de
tirs à la première personne, ndlr], les contrastes sont partout. Comme tous
les gosses, tu es très mignon quand tu manges ton goûter, mais en même temps tu
es un expert en armes à feu.
D’où est venue cette image de drones qui
pourchassent sans relâche les orphelins ?
J. V. : Le drone est un objet de loisir, mais,
à la base, c’est quand même utilisé en
temps de guerre, avec des mecs qui les manipulent
pour larguer des bombes alors qu’ils sont à des kilomètres de leur cible… Dans Jessica
Forever, on a voulu les déshumaniser encore plus, il n’y a personne
derrière ces machines.
C. P. : Dans l’animation, on a voulu que les drones bougent un peu comme des insectes. Ils ont tous les traits du contemporain, mais aussi un côté heroic fantasy, chevalerie, qui nous aide à placer le film ailleurs.
Certains de vos courts métrages (Martin pleure, Notre amour est
assez puissant) empruntent beaucoup à la manière de
raconter des jeux vidéo. Que retrouve-t-on
de l’esthétique vidéoludique dans Jessica Forever ?
J. V. : Pendant l’écriture,
c’est surtout Metal Gear Solid V [suite sortie en 2015 du jeu
d’action-infiltration conçu par Hideo Kojima, ndlr] qui a eu beaucoup
d’importance. La figure de Quiet à partir de laquelle on a imaginé Jessica
apparaît au milieu du jeu. Elle ne parle pas, elle a un côté hyper mystérieux…
Mais beaucoup d’autres jeux nous ont aussi accompagnés : The
Witcher 3, GTA, même Final Fantasy… En fait, c’est plutôt le
rapport au monde qu’ils proposent qui nous plaisait. On voulait que ça se passe
dans le monde réel, mais qu’on en soit déconnectés. C’est quelque chose qu’on
peut ressentir à travers le graphisme de certains jeux où tout est réaliste
mais en même temps décalé. On a voulu recréer ça avec les images numériques ; on a poussé la
netteté à fond. C’est cette esthétique hyperréaliste qui crée une sorte
d’étrangeté.
C. P. : Il y a le rapport au
temps aussi. Le fait de zoner, de ne rien faire, d’explorer au hasard… Beaucoup
de jeux travaillent cet aspect où on fait tout autre chose que ce qu’on est
censés faire.
L’influence du jeu vidéo se perçoit aussi dans la
manière dont vous envisagez vos décors : cette
province pavillonnaire sans histoires apparaît divisée en différents niveaux
reliés par des points de passage.
C. P. : Les personnages sont perdus dans le monde. Du coup, on
a essayé de donner un côté dédaléen à ces quartiers résidentiels.
J. V. : C’est pour ça aussi
qu’on cadre de manière hyper précise. Pour créer une impression de similarité,
comme un clonage des différents décors qui vient perturber la façon dont on les
perçoit.
C. P. : On fait des plans fixes
dans lesquels les personnages ne bougent pas et où ils sont très précisément
situés. Du coup, les lieux prennent de l’importance.
J. V. : Je pense que, quelque part, ces endroits où on a grandi nous manquent. C’est une façon de prolonger nos fictions d’adolescents. Le lycée qu’on voit à la fin dans le film, c’est là où j’ai fait mon collège. Je suis juste content de voir des guerriers dedans ! En matière d’écriture, il vaut d’ailleurs toujours mieux s’imaginer un lieu précis plutôt qu’un lieu plus abstrait. Le fait de les connaître à l’avance nous aide beaucoup. C’était évident pour nous d’aller tourner à Bouloc .
Il y a dans vos films un romantisme noir qui évoque la
sensibilité emo [courant
du punk qui porte la mélancolie avec emphase, ndlr]. Ça vous parle ?
J. V. : Oui, et j’ai
l’impression que ça revient en plus. Par exemple, dans une certaine partie du
rap d’aujourd’hui avec Yung Lean ou, avant son décès tragique, XXXTentacion.
Ils ont remis l’emo au premier plan. Avant, j’étais dans un groupe
d’emo-hardcore. J’adorais ces musiques violentes et en même temps très
mélodieuses qu’on pouvait trouver dans le punk-hardcore ou même le black-metal.
Il y a un truc très romanesque dans cette culture : les gens sont presque heureux de souffrir !
C. P. : Il y a surtout l’idée
d’assumer la
pureté de l’émotion. C’est sans filtre et
très premier degré dans
les extrêmes : la violence, la tristesse, l’amour. C’est
vraiment un don de soi.
J. V. : C’est l’idée de jouer au dur sans en être capable. T’aimerais être méchant mais t’as juste envie de pleurer.
Propos recueillis par Quentin Grosset et Corentin Lê.
Jessica Forever de Caroline Poggi et Jonathan Vinel (Le Pacte, 1 h 37). Sortie le 1er mai