Récit : Une journée avec Agnès Varda

Comme elle filmait en temps réel le trajet d’une jeune femme dans Cléo de 5 à 7, on a suivi pendant deux heures Agnès Varda, entre sa salle de montage et sa maison de production rue Daguerre.


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RÉCIT: Une journée avec Agnès Varda

Comme elle filmait en temps réel le trajet d’une jeune femme dans Cléo de 5 à 7, on a suivi pendant deux heures Agnès Varda, entre sa salle de montage et sa maison de production rue Daguerre. Pour la sortie de «Tout(e) Varda », un coffret DVD de l’intégrale de son œuvre, elle nous a parlé de


Comme elle filmait en temps réel le trajet d’une jeune femme dans Cléo de 5 à 7, on a suivi pendant deux heures Agnès Varda, entre sa salle de montage et sa maison de production rue Daguerre. Pour la sortie de «Tout(e) Varda », un coffret DVD de l’intégrale de son œuvre, elle nous a parlé de ses trois vies, comme un chat en a sept.

Chez Agnès Varda, les souvenirs courtcircuitent les films, aplanissant le temps dans un méli-mélo d’images vécues ou filmées. Ludiques, fragmentées, toujours en mouvement, ses œuvres recomposent sa triple vie de photographe, de cinéaste et de plasticienne dans un puzzle continuellement en construction. Un matin de novembre, dans son XIVe arrondissement, rue Daguerre, où elle habite depuis 1951, on est venu lui apporter un gratin de côtes de blettes, selon la recette qu’elle avait délicieusement glissée dans une pochette surprise cousue de fil rouge, accompagnant un coffret de vingt-deux DVD avec vingt longs, seize courts ainsi que plein de «boni» menteurs (menteurs car ce sont des petites œuvres en soi).

Agnès de 11h20 à 11h35

Dans la petite maisonnette rose où elle loge – à côté de la maison de production et de distribution Ciné-Tamaris –, elle a vécu près de son mari, Jacques Demy, le réalisateur enchanteur des Parapluies de Cherbourg, disparu en 1990. Deux grands cinéastes vivant côte à côte, collaborant peu mais respectant le travail de l’autre. Aujourd’hui, sur les lieux du tournage de Daguerréotypes (1975), où elle interrogeait ses voisins commerçants sur leurs rêves, Agnès s’est entourée de jeunes gens qui s’occupent de la vie de ses films et de ceux de Demy. Ils nous indiquent la salle de montage qui fait aussi boutique, de l’autre côté de la rue, où Agnès prépare son prochain projet.

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Lions, Love (…and Lies) de Agnès Varda
Copyright Ciné Tamaris

Agnès de 11h36 à 11h57

On lui offre le gratin, même s’il n’a pas l’air réussi – c’était la première fois qu’on achetait des blettes et qu’on cuisinait une béchamel. «Quelle bonne idée, on le goûtera avec toute l’équipe vers midi et demi. C’est drôle, cette recette était une boutade. Pour la pochette surprise qui allège le poids du coffret, j’avais d’abord pensé à un inventaire à la Prévert, et je voulais y insérer un raton laveur, mais je ne suis pas taxidermiste… Merci pour votre cadeau. J’en reçois beaucoup, par exemple dans ma boîte aux lettres, notamment des patates en forme de cœur, qui furent l’âme de mon film Les Glaneurs et la Glaneuse Avec ce documentaire sorti en 2000, la cinéaste a remis au goût du jour le mot «glaneur», à l’époque disparu du vocabulaire, et l’a adopté comme une conduite à suivre. Agnès Varda, c’est celle qui ramasse ce que les autres ont jeté pour en faire matière artistique. «Cette patate difforme que j’avais trouvée deux jours après avoir commencé le tournage, c’était un monstre pour les coopératives, mais pour moi, une conduite à tenir puisque la patate modeste avait la forme d’un cœur. Je m’intéresse à tout ce qui est hors format : ces propos de glaneurs, ce n’étaient pas des paroles de pauvres parlant à une dame sympathique, mais c’étaient des paroles sur la société.»

Agnès de 11h58 à 12h12

Elle nous montre un bouquet de roses fanées qu’elle trouve joli et que, du coup, on trouve joli aussi. Elle nous présente Nini, la petite chatte grise, et se tourne vers la table de montage où, sur l’écran, des sourires se superposent en fondu sur une étendue d’eau. «Ce sont les Bouchesdu-Rhône ! C’est le seul département qui prend le nom d’une partie du corps humain. Pour ma prochaine installation à Aix-en-Provence, fin janvier, il y aura un éclat de rire dans le fleuve. Maintenant, je fais des expositions où je combine vidéo, photo, cinéma parce que j’ai la possibilité d’aborder l’espace.» Il fait un peu froid, alors elle prend le pull vert de son monteur, le met comme un châle, puis s’assoit pour boire du thé fumé. Agnès a beaucoup bourlingué, rencontrant des sans-paroles ou les artistes qu’elle aime, comme lorsqu’elle filme, pour la série de portraits Agnès de ci de là Varda pour Arte, le cinéaste centenaire Manoel de Oliveira, qui s’amuse à imiter Charlot. À Los Angeles, elle a même réalisé plusieurs films, Lions Love (… and Lies) (1969), Mur Murs (1980) et Documenteur (1980) : « Dans les années 1967-68, j’étais là-bas avec Demy, qui tournait un beau film triste, Model Shop. Moi j’ai fait Lions Love (… and Lies) et un court sur les Black Panthers. Ça nous a vraiment réveillés du ronron français, mais nous avons manqué Mai  68, plus politique que ce que je tournais là-bas, l’Amérique sex and politics radicalement culottée et déculottée. Dix ans plus tard, j’ai réalisé Mur Murs et Documenteur, qui sont sortis en France chez MK2.»

le bonheur
Le Bonheur, Copyright Ciné Tamaris

Agnès de 12h13 à 12h37

Dans Lions Love (…and Lies), il y a un personnage, une réalisatrice, Shirley Clarke, qui dit qu’elle ne sait jamais si elle filme ou si elle est dans le film. On demande à Agnès si tous ces sujets glanés au fil de ses rencontres et inspirations ne dessineraient pas, en creux, son portrait. «Oui, peut-être, mais je dessine surtout les autres. Dans Sans toit ni loi, une magnifique Sandrine Bonnaire, qui avait 17  ans, jouait Mona. Son portrait était défini par ce que les gens disaient d’elle quand elle passait. Leurs opinions révélaient leur xénophobie, leur refus de la différence. Mona, c’était un “miroir sur la route”, comme Stendhal dit d’un personnage de roman. » Agnès s’arrête et demande qu’on fasse chauffer le gratin à plein feu pour que le fromage soit bien grillé.

Agnès de 12h38 à 13h02

On revient à la maison de production, en traversant la rue qu’elle a filmée en 1975. «Chaque film est un moment de rencontre dans l’espace, et puis ça disparaît. Pour un bonus de Daguerréotypes, j’ai refilmé la rue trente ans plus tard. De même, pour Cléo de 5 à 7, j’ai réuni dans ma cour les acteurs Corinne Marchand et Antoine Bourseiller, qui ne s’étaient jamais revus. Ce n’est pas un retour nostalgique, c’est simplement qu’il y a une continuité de la vie. Je crois que c’est exactement comme cela que je voisle temps passer. Il y a le tempo du souvenir, le tempo du présent. Ça sautille, ça voltige. » Place au gratin avec la joyeuse équipe de CinéTamaris. Ouf, ils ont l’air d’apprécier. Paille, la chatoune rousse du bureau, plante ses griffes dans le châle sur le dos d’Agnès pour s’accrocher, alors qu’elle boit une gorgée d’eau. On serait bien resté accroché plus de deux heures avec elle, nous aussi, parce qu’on l’aime de midi à minuit.