Cet article fait partie du dossier « C’était mieux après », publié dans le °200 de TROISCOULEURS. Retrouvez tous les autres articles ici.
Pouvez-vous donner chacune votre définition du female gaze ?
Lola Quivoron : Pour moi, le female gaze, c’est l’idée de montrer des corps et des subjectivités désirants, en échappant à la réification du male gaze, qui est plutôt le regard des hommes omniprésent dans nos sociétés et dans les représentations. Après, je suis assez mal à l’aise avec le terme « female » qui résonne pour moi comme une autre norme. En opposition au male gaze, je préfère parler de regards dissidents, de déconstruction. Derrière ce concept, je mets donc plutôt des choses qui me ressemblent : la fluidité, la non-convention, la marge.
Rebecca Zlotowski : Que se passe-t-il quand les femmes ne sont plus seulement regardées mais regardantes, devant et derrière la caméra ? quand elles passent d’objet à sujet, de muse à créatrice, etc. ? Le female gaze est ce concept esthétique et historique qui se définit en rapport au male gaze, tel qu’il est forgé par Laura Mulvey, dans un article devenu célèbre [« Visual pleasure and narrative cinema » (Plaisir visuel et cinéma narratif), publié en 1975 dans la revue britannique de cinéma Screen, ndlr]. L’article définit cette chose que tu formules très bien, le male gaze comme regard de la norme dont on est tous les héritiers et héritières en tant que cinéastes. Après, on peut se demander en effet si le terme ne recouvre pas plutôt aujourd’hui une pensée de la différence, un regard différent, non « stéréotypal » sur ce qui a été fabriqué depuis l’avènement de notre jeune art. Lola, tu te souviens de ce texte génial de Virginie Despentes, dans lequel elle disait ceci : « Adèle je sais pas si je te male gaze ou si je te female gaze, mais je te love gaze […] » [« Désormais on se lève et on se casse », tribune publiée le 1er mars 2020 dans Libération, à la suite de la réaction de l’actrice Adèle Haenel qui a quitté la cérémonie des César après l’annonce d’une récompense décernée à Roman Polanski, ndlr]. J’aime cette pensée, car je me méfie toujours de ce qui refabrique de la norme et peut nous enfermer. Maintenant que ces concepts sont plus ou moins vulgarisés, il est temps de passer à l’étape supérieure, de se répartir cette question entre les hommes et les femmes cinéastes.
Iris Brey: « Créer du female gaze, c’est se défaire d’un inconscient patriarcal »
Une Fille facile de Rebecca Zlotowski (c) Julian Torres/Les Films Velvet
L. Q. : Exactement. D’ailleurs, si on parle de regard dissident, on peut aussi ouvrir encore le concept et parler de regard décolonial. Un regard désenchaîné, désaliéné, qui produit de nouveaux contre-récits. C’est bien quand le concept reste mouvant et qu’il nous pousse à nous emparer des questions d’assignations au sens large, des stéréotypes qui produisent des violences dans notre for intérieur, sur nos corps et au sein du tissu social. Comment rendre puissants ces corps écrasés et différents. Dès qu’un système de représentation produit de la violence, il faut comprendre comment le déconstruire pour être finalement dans une nouvelle forme de gaze, pourquoi pas un love gaze, plus fluide, plus joyeux.
R. Z. : Je ne crois pas qu’il n’y ait que de la violence dans le male gaze, il peut y avoir beaucoup de plaisir, de la séduction, de l’érotisme, de la politique, de la pensée. Je suis l’héritière des films qu’ont faits de grands cinéastes de l’âge classique, hollywoodiens ou français. Je ne suis pas en combat contre ça. J’ai du plaisir quand je filme Zahia Dehar [dans Une fille facile, 2019, ndlr] de pied en cap, avec un regard ultra assumé, stylisé, héritier du clip ou de l’érotisme soft M6. Je l’utilise avec son consentement. Je trouve que c’est hyper excitant comme moment parce que, contrairement à l’espèce de fantasme actuel de la société, qui est celui d’un grand remplacement à tous niveaux, il n’est pas question de remplacer le male gaze par le female gaze, mais d’augmenter le male gaze d’une autre culture, d’une lucidité sur son héritage. Est-ce qu’on ne serait pas en train d’appeler female gaze un cinéma qui serait dans la lucidité de ce qu’il produit ?
L. Q. : En fait, je pense que le male gaze m’a donné à voir le corps des femmes dans une forme de plaisir scopique, érotisé. Ça aussi, c’est un truc que j’ai eu envie de défaire. J’aime les personnages de femme opaque, qui ne doivent rien à personne. Le regard est un pouvoir énorme, surtout dans la fabrication d’un film, sur un plateau de tournage. En tant que cinéaste, notre regard est au centre, il surplombe tout. Il peut être tyrannique. Sur un tournage – qui est au fond une microsociété –, je me demande souvent avec quel ascendant je regarde les choses. L’exercice du regard, et donc du pouvoir, est interrogé, parfois réinventé, sur le plateau : réévaluer des règles, horizontaliser les choses, croire au collectif plus qu’à des postes qui reforment une hiérarchie militaire. Le regard du cinéaste peut circuler autrement, de manière plus fluide. Par exemple, j’ai du mal avec le terme « direction des acteurs », je préfère « guider les acteurs ». La manière dont je mets en scène prend davantage en compte le collectif et les subjectivités de chaque acteur. Je les invite à prendre le pouvoir. Dès qu’on commence à déconstruire son regard, on déconstruit une forme d’autorité, et on s’ouvre à d’autres champs de possibles sur le plan de la fabrication et des représentations. Pour moi, c’est essentiel de s’interroger sur sa place, son rôle tout en s’efforçant de l’endosser.
« Les Enfants des autres » de Rebecca Zlotowski : faire famille
Rodéo de Lola Quivoron (c) Les Films du Losange
R. Z. : T’as déjà fait du documentaire ?
L. Q. : Oui.
R. Z. : Parce que ce dont tu parles m’est apparu dix fois plus nettement dans les rares moments où j’en ai fait. Ça m’a écrasée éthiquement, parce que s’y révélait cette chose que tu décris très bien, qui est la violence qu’opère l’acte même de filmer quelqu’un. C’est aussi un peu pour ça que je ne vais jamais travailler avec des acteurs non professionnels ni même très jeunes. Je n’ai pas de désir de pygmalion. Même pour mon premier film [Belle Épine avec Léa Seydoux, 2010, ndlr], qui était avec des adolescents, j’ai cherché des acteurs de 25 ans, un peu à l’américaine, comme dans La Fureur de vivre. Mais, à nouveau, ce n’est pas moral. Ça me permet de mieux travailler, voire d’être plus dure aussi.
(À Lola.)
Je suis partagée quand tu parles parce que c’est là aussi où jouent nos dix ans d’écart. D’un côté, j’ai toujours construit mes espaces de travail comme des endroits pacifiés. Je ne recherche pas le moment du casting, par exemple. C’est la raison pour laquelle j’ai travaillé avec des stars. Le dialogue se met en place très vite, et il n’y a pas d’essais. C’est un moment qui m’angoisse, les essais, parce qu’on n’est pas à égalité.
L. Q. : Pareil.
« J’assume une part non démocratique dans mon collectif. » Rebecca Zlotowski
R. Z. : Dans un deuxième temps, et c’est là où est notre différence, je crois que ça fait concrètement partie de notre métier d’assumer qu’il y ait une hiérarchie à un moment, qu’il doit y avoir une personne qui dirige, dans le sens d’entraîner dans une vision. J’assume une part non démocratique dans mon collectif. Et je pense que même si on peut avoir un fantasme de collégialité que j’essaye d’appliquer dans mes films, parce qu’il est fertile, c’est rendre service à tout le monde que d’avoir une intuition très forte derrière laquelle se ranger, sans laquelle le film disparaît.
L. Q. : Pour moi, ce n’est pas contradictoire. Horizontaliser, c’est laisser place à la subjectivité des acteurs. Qu’ils s’emparent de leur rôle dans la création des scènes. J’aime me laisser influencer par leur réalité, par la manière dont ils interprètent les séquences. Par exemple, les acteurs de Rodéo n’avaient pas lu le scénario, sauf Julie Ledru et Antonia Buresi. Mais on s’est réunis le plus de fois possible avant de tourner pour que je puisse leur léguer oralement l’histoire du film et sa mythologie et que mon film devienne leur film. Avant de tourner, il est très important pour moi de continuer à interroger certains arcs des personnages et leur évolution dans l’intrigue. On a donc répété des séquences qui ont été largement réécrites à l’aune de leurs propositions. J’étais très attachée à ce que la violence ne soit pas essentialisée, mais qu’on puisse comprendre d’où elle vient et comment les personnages se débattent avec. Avec Junior Correia, qui joue Manel, on a débattu de la violence de son personnage jusqu’au bout. C’est ensemble qu’on a décidé de sa destinée. J’ai besoin d’écouter ce qu’on a à me dire sur les personnages, sur les séquences. Cela ne veut pas dire que je prends tout en compte, mais ça a forcément une influence positive sur la mise en scène.
Rebecca Zlotowski : « Je suis très libérale sur les questions sentimentales et familiales. »
Vous avez toutes les deux fait La Fémis, Lola en réalisation, Rebecca en scénario…
L. Q. : J’ai un rapport ambivalent à La Fémis. C’est une école difficile. J’y ai noué quelques liens très forts, comme avec Rafael Torres Calderón, mon monteur, et Lucas Doméjean, mon ingé son. Il n’y a pas longtemps, j’y suis retournée. Dès qu’on rentre dans l’établissement, il y a quelque chose d’un peu écrasant. C’est un bâtiment étroit, vertical, architecturalement fermé sur lui-même. Il a trois étages au-dessus et trois en dessous. Moi, j’ai passé mon temps à m’échapper de ce bâtiment pour arpenter les territoires de mon enfance, dans le 95, le 93, à Épinay-sur-Seine là où j’ai grandi.
Est-ce que cette école formate les regards, selon votre expérience ?
R. Z. : Pas spécialement, pour moi… On trouve souvent ce genre de lieu commun – je l’entendais de Normale Sup, je l’ai entendu de La Fémis –, et je suis peut-être un peu old school là-dessus, mais je suis issue d’une vieille logique républicaine : j’ai de la gratitude pour ce système d’école gratuite et publique avec de gros moyens mis à disposition des étudiants… Je crois que, sans une école qui légitimait mon parcours et qui m’introduisait à la dimension collective du cinéma, je n’aurais pas osé m’engager dans une carrière artistique, pour plein de raisons. Même si je peux évidemment porter un regard critique sur l’école.
L. Q. : Après, toi, t’étais en scénario, vous y étiez plus libres parce que vous foutiez moins les pieds à l’école que nous. Tu peux écrire dans des cafés, chez toi. Nous, c’est la fabrique, on est convoqués sur des projets, tout le temps en contact avec la promotion. Moi, je me suis sentie étouffée. Le formatage, il est aussi dans les moyens qu’on te donne. Par exemple, la caméra est imposée en troisième et en quatrième année. C’est une bêtise parce qu’on sait bien que les outils forgent la vision, imposent un regard. Ça formate ce que tu as envie de raconter. Il y a quand même un regard surplombant à l’école. Après, ça t’apprend à te battre. Il y a énormément de compétition. Le formatage vient aussi de là. C’est tout le temps la guerre du territoire, qui va travailler avec qui, il y a des défauts de confiance, des trahisons. À un moment donné, ça devient un peu stressant et toxique.
Vos premiers longs métrages, Belle Épine (2010) et Rodéo (2022), ont beaucoup en commun. Le monde de la moto, une héroïne taiseuse beaucoup plus définie par les gestes et les regards que par les mots…
R. Z. : Il y a, je trouve, une propension des femmes cinéastes à représenter, pour leur premier film, des personnages féminins dans leur dureté, leur opacité. Alors que, très souvent, le premier film d’un réalisateur suit un personnage naïf, presque trop tendre, qui se fait avoir, mais qui, derrière sa pudeur, est un amoureux éconduit, un innocent. Aussi, dans mon cas, je ressentais intuitivement que, pour me faire une place dans l’industrie du cinéma, il fallait que j’en passe par une arène masculine. Force est de constater que, quand je vois les cinq films que j’ai faits et la série [Les Sauvages, 2019, ndlr], j’avais cette espèce de pensée candide et peut-être un peu empêchée qu’un sujet du féminin pur n’allait pas être intéressant, que ça serait un truc de gonzesse… Je me sens aujourd’hui complètement libérée de ça.
« Rodeo » de Lola Quivoron : cowboys modernes
Belle épine de Rebecca Zlotowski (c) Les Films du Losange
« Pour moi, l’issue du film, c’est une renaissance au sens taoïste. » Lola Quivoron
Et vous, Lola, comment avez-vous pensé cette confrontation entre une héroïne et un univers très masculin ?
L. Q. : Je fréquente le milieu du cross bitume depuis maintenant huit ans. C’est d’abord un monde qui m’a fascinée pour sa puissance esthétique, ses figures spectaculaires, ses codes. Et puis, petit à petit, en rentrant dans la communauté, j’ai été touchée par la manière dont tous ces jeunes garçons passionnés se constituent en groupe solidaire et indéfectible. À l’époque où j’ai commencé à m’intéresser à cette pratique, en 2015, la communauté était exclusivement masculine. Mais, pour Rodéo, je voulais suivre une héroïne et pas un héros. Cette présence me manquait tellement sur les routes que je l’ai rêvée et inventée. Et la rencontre avec Julie Ledru, qui joue Julia, a été déterminante. Le dispositif fictionnel de Rodéo repose totalement sur l’idée qu’un personnage étranger pénètre dans un système qui ne veut pas de lui : une femme dans un milieu d’hommes. J’ai été en cela très influencée par certains westerns. Julia, parce que c’est une femme, bouleverse l’ordre établi par les jeunes garçons de la bande. C’est parce qu’elle a une enveloppe corporelle différente que la fiction opère. Je pose d’ailleurs la question de comment se délester du corps, qui porte tous les stigmates du sexisme, du racisme, des stéréotypes de genre. Pour moi, l’issue du film, c’est une renaissance au sens taoïste, dans l’idée qu’il n’y a pas de mort, qu’il n’y a plus de corps, mais que l’énergie continue de circuler.
Rodéo de Lola Quivoron (c) Les Films du Losange
ENTRETIEN CROISÉ : Zahia Dehar et Rebecca Zlotowski pour « Une Fille Facile »
Vous avez chacune vécu une forme de backlash, des réactions très virulentes, sur un de vos films, Rodéo et Une fille facile. Comment l’avez-vous vécu ?
R. Z. : Je n’ai pas eu la sensation de vivre un backlash sur le film, mais j’ai clairement vu la violence subie par mon actrice principale, Zahia Dehar. C’est une femme qui a été exposée dans une affaire de mœurs et de prostitution avec des footballeurs quand elle était mineure. C’est comme si elle avait déjà connu l’opprobre public tellement puissamment qu’en France c’était difficile de la regarder d’une autre manière. Elle a été regardée en fonction de ce que chacun portait politiquement comme regard. Le film a été très bien reçu à Cannes, il a bien marché ensuite sur Netflix, à l’étranger. Filmer Zahia Dehar dans un certain cinéma d’auteur ne lui a, je crois, j’espère, pas porté préjudice, mais au contraire a nourri un débat.
L. Q. : C’est génial comme tu la déplaces, rien qu’en lui proposant ce rôle. Je n’avais jamais entendu cette fille parler avant. Elle a une langue tellement particulière… C’est la langue de Rohmer ! Concernant mon film, le rayonnement a été d’abord très positif. On a gagné le Prix coup de cœur de la sélection Un certain regard au Festival de Cannes 2022. La presse a été très bonne en France comme à l’étranger, ce qui fait qu’il s’est vendu dans plus de vingt-cinq pays. La controverse qu’il y a eu autour du film est surtout liée à des propos que j’ai dits dans une interview filmée concernant la pratique du cross bitume aux États-Unis et qui ont été déformés par le montage, et mal compris. L’emballement médiatique s’est aussi cristallisé dans un moment de tension où plusieurs accidents avaient eu lieu entre des motards isolés et des piétons. Mais les faits divers n’ont rien à voir ni avec la communauté que je fréquente depuis des années ni avec mon film. Il y a eu une confusion générale entre l’œuvre de fiction et certaines dérives de cette pratique. Tous les groupes d’extrême droite, très actifs sur les réseaux, ont tenté d’abîmer le film, mais cela ne nous a pas empêchés de le sortir partout dans le monde et de gagner d’autres prix. Les polémiques passent, les œuvres d’art restent.
Critique: « Une Fille facile »
Une Fille facile de Rebecca Zlotowski (c) Julian Torres/Les Films Velvet
R. Z. : C’était la même chose quand Justine Triet a reçu la Palme d’or. On voit bien que les propos politiques ne sont pas bien accueillis. Il faut arrêter d’être dupe : dans l’espace public, la parole d’une femme à certaines places devient suspicieuse. C’est un tropisme très courant dans la politique des cinquante dernières années. Il faut être extrêmement attentif aux avancées de liberté de parole et de création. C’est ce qui se referme le plus vite.
L. Q. : C’est vrai. Et il faut savoir se protéger et protéger le film quand une polémique éclate. J’ai reçu des menaces de mort, des insultes par centaines sur mes comptes, qui ont été nettoyés par ma copine Antonia… C’était hyper violent. Ça vient de gens très organisés qui ne sont pas de simples agitateurs, mais des personnes politisées affiliées aux différents lieux de la fachosphère qui se sont enracinés dans la société. Ces gens n’ont pas vu Rodéo mais se sont précipités sur Allociné pour torpiller la note spectateur, à tel point que la plateforme a dû intervenir pour supprimer tous les commentaires à caractère raciste et sexiste. Du jamais vu. Dans Touche pas à mon poste !, Cyril Hanouna m’a aussi insultée et a appelé au boycott de mon film la veille de sa sortie parce que j’avais refusé de venir sur son plateau… Je pense qu’il est urgent d’agir collectivement pour endiguer ces phénomènes de violence démesurée qui appauvrissent la pensée et qui instrumentalisent l’art à des fins de propagande.
R. Z. : Ce que tout cela nous renvoie, c’est que le cinéma est encore à l’endroit de la vie elle-même, à un endroit qui fait résonner tous les combats en train d’être menés. On a besoin de cet art pour allumer les mèches. Ce n’est pas un hasard si le mouvement #MeToo, qui concerne pourtant un problème gangrénant l’intégralité des industries, a été lancé dans celle du cinéma. Il ne faut pas lâcher la rampe.
Photographie : Cha Gonzalez pour TROISCOULEURS