Que saviez-vous d’Ernest Cole avant de réaliser ce film ?
À 17 ans, j’étais à Berlin, une ville très politisée. J’ai grandi parmi des organisations protestataires comme l’ANC [l’African National Congress, ndlr], le SWAPO [l’Organisation du peuple du Sud-Ouest africain, ndlr], les organisations latino-américaines, turques, iraniennes… Je venais moi-même d’un pays en proie à la dictature. À l’époque, la jeunesse n’avait pas le choix que de se battre physiquement ; je savais qu’après mes études, j’allais rentrer en Haïti et me faire probablement tuer.
Tout le monde se servait des photographies d’Ernest Cole, car elles documentaient l’Apartheid de l’intérieur. Des photos réalisées non pas par un étranger en déplacement, mais par un homme concerné au premier degré. Un homme qui se rendait auprès des mineurs et des femmes de chambre, dans une intimité jamais vue auparavant. Et avec un sens du cadre époustouflant pour son jeune âge.
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Qu’est-ce qui vous a donc mené à ce projet, bien des années plus tard ?
C’est lié au succès d’I Am Not Your Negro [un puissant documentaire sur la lutte noire américaine aux États-Unis, à travers le regard de l’écrivain James Baldwin, sorti en 2016, ndlr], qui a beaucoup voyagé. J’ai ensuite été sollicité par diverses personnes, sollicitations que j’ai refusées… jusqu’au jour où la famille d’Ernest Cole m’a contacté.
Cette histoire de trésor [en 2017, 60 000 négatifs inédits du photographe ont été découverts dans une banque suédoise, sans autre explication, ndlr] a piqué ma curiosité. J’ai aidé la famille à classer puis à numériser ces archives pendant deux ans, avant d’accepter finalement d’en tirer un film. À partir des photos, j’avais besoin de trouver une histoire.
Vous prêtez votre voix à Ernest Cole. D’où viennent ces mots qu’il prononce ?
Ses contemporains n’ont jamais élucidé son destin ; ils ont simplement écrit qu’il avait arrêté la photographie. Faire parler Cole, c’était lui redonner le pouvoir sur sa propre histoire. C’est pour moi ce qu’il y a de plus fort : retirer l’histoire des mains des « experts », des commentateurs de l’époque pour revenir à l’essentiel.
J’ai fait de même dans I Am Not Your Negro, où la matière du film revient à James Baldwin et à lui seul. Ici, j’ai pioché dans une lettre écrite par Cole depuis New York pour obtenir un permis de séjour norvégien ; il y disait déjà pourquoi il souhaitait quitter les États-Unis. Ensuite, on a rencontré près de 80 personnes qui l’avaient croisé parfois une heure, parfois six mois. On leur a demandé simplement : « Qu’avez-vous échangé avec lui ? » Les mots du film proviennent de ces témoignages très factuels.
Comment s’est déroulé concrètement le travail de collecte, de visionnage, de montage ?
Le grand avantage, c’est que j’avais affaire à une masse d’images totalement inédites ! Le seul livre qui existe sur ses photos américaines a été publié très récemment. On a dit qu’il avait disparu à New York, mais non ; il a continué de photographier. J’ai voulu retracer ses pas depuis son regard. J’ai senti très fort son isolement, car je l’ai vécu ; j’ai moi aussi traîné dans des villes tôt le matin ou tard le soir, en quête de personnes à photographier… L’édifice s’est construit étage par étage avec ma monteuse Alexandra Strauss, sans céder à une structure trop conventionnelle. C’est la meilleure manière de réduire le spectateur au statut de consommateur ; de le mettre trop à l’aise. J’aime plutôt qu’un film acte le début d’une réflexion.
« Le monde que vous avez quitté vous a formé. L’exil vous ronge. »
C’est ce qui est le plus beau : depuis un regard photographique, vous retracez l’histoire oubliée d’un corps, celui d’Ernest Cole. Où était l’enjeu à cet endroit ?
À un moment donné, il dit : « Personne ne regarde le ciel à New York. » C’est une phrase qu’il a vraiment prononcée, tandis qu’il commençait à perdre pied. Il parle de psychiatrie, on comprend qu’on lui a diagnostiqué une pathologie, mais il reste lui-même. Je ne voulais pas qu’il soit victime, au contraire ; c’est lui qui parle de sa maladie. Il devient paranoïaque, or est-ce une surprise ? Il a toutes les raisons de l’être !
C’est une réflexion empruntée à James Baldwin, lorsqu’il évoquait les Noirs américains. Dans le film, elle se superpose aux images terribles de Soweto en Afrique du Sud ; des images qui hantent Cole. Je le comprends. Moi aussi, tous les soirs je m’endors en Haïti. Je pense à mes amis tués là-bas. Le monde que vous avez quitté, vous ne le quittez pas vraiment ; c’est celui qui vous a formé. L’exil vous ronge.
Puisque Cole s’exprime, vous évitez d’ailleurs absolument les entretiens face caméra.
C’est un piège, car c’est vouloir créer du récit à partir de témoignages où chaque intervenant défend sa vérité. C’est comme si on se dédouanait en tant que cinéaste, qu’on n’osait pas dire : « Voilà ce que je pense. » La première fois que j’ai employé le « je » dans l’un de mes films, ce n’était pas simple. En Allemagne, j’ai connu des cinéastes comme Chris Marker, Alexander Kluge ou Werner Herzog qui m’ont aidé à m’affirmer. Je n’osais pas me mettre en avant au départ, mais cela permettait d’établir un lien de confiance avec le spectateur ; de ne pas transiger avec ce que je suis, ni d’où je m’exprime. Alors je me suis sacrifié !
Certains cinéastes, comme Werner Herzog, ont d’ailleurs été accusés de mégalomanie pour cet engagement personnel…
Oui, mais Herzog n’a pas mon handicap ; mon histoire n’existait pas dans le cinéma. J’ai dû casser d’autres murs. Quand Herzog a pu s’attaquer à des sujets récréatifs, je n’en ai jamais eu le luxe. On ne peut faire qu’un certain nombre de films dans sa vie ; les cartouches dont je dispose, je ne peux pas les gaspiller. Il y a encore trop à dire, à rattraper pour porter mon héritage. Il y a déjà quatre, cinq, huit films sur l’histoire allemande, mais combien sur l’histoire haïtienne ?
J’ai encore peu de collègues cinéastes qui y travaillent. Devant la libre insouciance de certains de nos collègues Blancs, on utilise parfois l’expression : « White boys having fun » [« Des garçons blancs qui s’amusent », ndlr] ! Il y a un peu de jalousie là-dedans : nous aussi, on aimerait s’amuser ! Seulement, j’ai une responsabilité vis-à-vis de mon pays et de sa sous-représentation.
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Lorsque sort I Am Not Your Negro en 2016 puis en 2017 en France, il connaît un retentissement médiatique et populaire incomparable avec vos films précédents. Comment l’expliquez-vous ?
D’habitude, lorsqu’un de mes films est présenté en première mondiale aux États-Unis, les critiques américaines sortent dès le lendemain. Pour I Am Not Your Negro, elles furent publiées après trois semaines ! En les lisant, j’ai compris : ces journalistes, dont certains que j’estime beaucoup, ont dû prendre leur tort vis-à-vis de toute une histoire du cinéma. À travers le regard critique de James Baldwin, ils ont compris que certains films célébrés en tant que progressistes s’avéraient paternalistes, voire carrément racistes. C’est ce qui m’a le plus touché.
Cela s’est répercuté sur le public, qui a comme perdu son innocence. Après avoir vu I Am Not Your Negro, on ne peut plus dire : « Je ne savais pas. » Et après, qu’est-ce qu’on fait ? C’est la question posée par le film.
Une question referme également Ernest Cole, photographe : que s’est-il passé pour qu’on retrouve, en 2017, 60 000 de ses négatifs dans une banque suédoise ? Avez-vous une théorie ?
Cole a vécu presque sans-abri pendant des années, il n’avait aucun endroit où stocker ses images. On sait qu’il a effectué plusieurs voyages en Suède jusqu’en 1979, pour en confier une partie à ses amis du collectif Tio Fotografer. Lorsqu’il est dissous bien plus tard, ses membres lèguent les photos d’Ernest Cole à la Hasselblad Foundation. À partir des années 2000, l’UNESCO œuvre de plus en plus à la restitution des biens culturels dans leur pays d’origine ; la Fondation a donc sans doute refourgué ces photos à une banque amie, comme si de rien n’était, jusqu’en 2017. Et jusqu’à la veille de la première mondiale du film au Festival de Cannes, elle refusait de rendre 504 clichés vintage encore en sa possession. Le communiqué de restitution est arrivé à point nommé, mais est-ce une coïncidence ? Cela dit, je ne voulais pas que le film s’articule autour de cette histoire. Le plus important, c’est que l’œuvre de Cole soit sauvée pour la postérité.
: Ernest Cole, photographe de Raoul Peck (Condor Distribution, 1h46), sortie le 25 décembre