Vous avez attaqué ce projet il y a plus de dix ans, alors que l’Amérique s’apprêtait à élire son premier président noir…
Ce que j’appelle la « parenthèse historique » de la présidence Obama a été importante, symboliquement surtout, et ça a montré qu’un président noir, c’est pas l’enfer. Mais il faut garder en tête les mots de Baldwin à propos du premier président noir des États-Unis : l’important, ce n’est pas le président, mais le pays dont il sera président. Or rien n’a fondamentalement changé avec Obama: le rapport de force est le même, les Noirs sont toujours surreprésentés en prison, plus touchés par le chômage. Le problème de l’Amérique est très profond; d’ailleurs je n’arrive pas à m’exciter sur Trump. Il faut le combattre, bien sûr, mais ce n’est qu’un nouveau symptôme de ce qu’il se passe depuis Reagan et Thatcher, Berlusconi ou Sarkozy… On est dans des sociétés complexes qui refusent leur complexité et qui veulent des réponses simplistes. Or ce n’est pas en montant des murs qu’on va résoudre les problèmes.
Par moments, on ne sait plus si c’est Baldwin ou vous qui parlez dans le documentaire. La pensée de Baldwin vous est très personnelle ?
Il y a nécessairement beaucoup de moi dans le film, puisque ce moi a été forgé par la pensée de Baldwin depuis mon adolescence. Mais mon objectif c’était de mettre sa parole à lui sur le devant de la scène – ces mots qui m’ont appris à lire le monde et à le déconstruire et qui étaient en train de tomber dans l’oubli. Je voulais rester le plus en retrait possible, pour que Baldwin ait un contact direct avec le public, sans aucun intermédiaire, juste avec ses mots à lui. On a inventé un genre nouveau, en fabriquant un film uniquement avec les mots d’un auteur.
Vous avez fait tout un travail de recadrage autour des images d’archives, issues en grande partie de l’iconographie noire des droits civiques des années 1960. Que cherchiez-vous à révéler par cet exercice de déconstruction ?
Je voulais aller le plus loin possible dans le rapport entre le fond et la forme, appliquer le discours de déconstruction de Baldwin à la forme du film elle-même. Il fallait chambouler cette iconographie, d’où cette grande liberté vis-à-vis des images : on a mélangé de la vidéo, du 16 mm, du 35 mm, Hollywood et la télé populaire ; on a même passé des photos noir et blanc en couleurs, et inversement.
Vous déconstruisez aussi la mythologie hollywoodienne. Baldwin explique que, petit, il s’identifiait à John Wayne, avant de comprendre que sa condition le rapprochait plus des Indiens que des cow-boys.
C’est l’histoire de tous les jeunes non blancs… Moi aussi j’ai été nourri par ce cinéma américain dominant – même en Haïti, je voyais ces films fascinants avec John Wayne, Doris Day. Et quand je pars vivre au Congo à l’âge de 8 ans, je suis persuadé que je vais retrouver Tarzan et que les sauvages vont danser sur le tarmac à notre descente de l’avion. De l’Afrique, je n’avais que cette image inculquée par les films. C’est la grande force de Hollywood, de faire croire à son récit dominant qui a envahi le monde entier. Quand Baldwin dit « on en sait plus sur vous que vous sur nous », il veut dire que les Noirs ont eu à regarder les Blancs, et n’avaient d’ailleurs pas le choix, mais que les Blancs n’ont pas eu à regarder les Noirs – si ce n’est à travers cette construction. C’est la même chose pour les femmes: la société vous renvoie tout le temps à votre condition de femme, dès que vous sortez dans la rue, qu’on vous regarde dans le bus… Ce regard de l’autre qui vous voit comme vous n’êtes pas.
Le film dénonce justement « la fabrication du nègre » par Hollywood, qui a été le premier relais de la mythologie américaine, cette histoire officielle écrite par les Blancs.
Oui, même les films les plus progressistes de l’époque, comme Devine qui vient dîner… (Stanley Kramer, 1967). Quand j’étais jeune, j’étais plutôt fier de voir Sidney Poitier dans ce film, car pour une fois ça donnait une image valorisante des Noirs. J’ai compris plus tard que cette image était construite pour envoyer un signal aux Noirs: pour escompter l’amour d’une jeune femme et être accepté dans le monde des Blancs, il faut être beau garçon, très bien habillé et avoir une éducation phénoménale.
Un autre exemple frappant avec Sidney Poitier à la lueur du commentaire de Baldwin, c’est l’extrait de La Chaîne de Stanley Kramer dans lequel on voit ce prisonnier noir sacrifier sa chance de s’échapper pour rester avec son camarade blanc…
C’est un symbole de réconciliation: ça dit que, malgré leurs erreurs, les Blancs ne méritent pas d’être rejetés, qu’on peut tous être amis. Mais c’est une illusion. On ne peut pas faire la paix sans avoir reconnu ses erreurs, on ne peut pas guérir sans avoir fait le bon diagnostic. Le peuple américain se prélasse dans son immaturité et dans son innocence. De manière plus radicale, James Baldwin dit que le rêve américain est construit sur deux génocides, celui des Indiens, et celui des Noirs, et que, tant qu’on ignorera cette réalité, on ne pourra pas créer un futur commun.
Pour tenter de fuir l’homophobie et le racisme des États-Unis, Baldwin s’est exilé en France – de 1948 à 1957. En quoi sa réflexion sur le racisme dans la société américaine fait-elle écho à la réalité française ?
Il y a des différences culturelles et politiques, mais l’analyse de Baldwin sur le manque d’empathie et l’aveuglement de l’Amérique est valable aussi pour la France. Les Français sont persuadés que, même si tout ne va pas bien, la République s’occupe de leurs enfants de manière égalitaire; or il n’y a rien de plus faux. Le fait que les dirigeants français, et en particulier la gauche française, refuse l’idée de quotas, c’est une manière de ne pas voir la réalité des choses, tout comme le fait que, quand ça explose en banlieue, on envoie de l’argent au lieu d’affronter le fond du problème qui, au-delà du problème de race, est un problème de classe. Martin Luther King est devenu dangereux pour la société américaine dès lors qu’il a abandonné son discours sur le racisme pour dénoncer le vrai problème, à savoir la concentration de richesse et de pouvoir. Aujourd’hui, on célèbre le Martin Luther King pacifique, et on préfère oublier celui des deux dernières années de sa vie, qui était très radical dans critique des inégalités – vis-à-vis des Noirs comme des Blancs.
En tant que président de La Fémis, sentez-vous une responsabilité particulière dans le fait de donner aux Noirs une plus grande visibilité dans le cinéma français ?
Bien sûr, mais pas seulement aux Noirs: on a mis en place différents programmes pour amener plus de mixité – notamment en allant présenter l’école à des populations qui ne connaissent pas son existence –, et on est fiers, à La Fémis, d’avoir plus de 51% d’étudiants femmes. Le problème, c’est après l’école, pour entrer dans l’industrie, où le taux chute vertigineusement. Une école ne peut pas changer la société à son insu.
Soirées débats au mk2 Beaubourg autour du film I AM NOT YOUR NEGRO, les 10, 12 et 15 mai :
10 mai
En présence de : Samuel Legitimus (Collectif Baldwin) et Jean Paul Rocchi
12 mai
En présence de : Didier Eribon et Raoul Peck (réalisateur)
15 mai
En présence de : Bénédicte Jeannerod (Directrice France de Human Rights Watch) et Raoul Peck (réalisateur)
«I Am Not Your Negro» de Raoul Peck
Sophie Dulac (1 h 34)
Sortie le 10 mai