« Rabia » : deux spécialistes du jihadisme nous donnent leur avis

[LA CONSULTATION] Dans « Rabia », son premier long métrage, la réalisatrice Mareike Engelhardt suit deux jeunes françaises (Megan Northam et Natacha Krief) parties en Syrie pour rejoindre l’État islamique. On a montré le film à Géraldine Casutt, chercheuse spécialisée sur le jihadisme au féminin et fondatrice du cabinet de conseil spécialisé dans la prévention de la radicalisation InExtremis, et Matthieu Suc, journaliste à Mediapart et auteur de Femmes de jihadistes*. Entretien croisé.


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Rabia © Memento

Rabia explore le fonctionnement d’une madafa. De quoi s’agit-il et cela vous a-t-il semblé réaliste dans le film ?

Géraldine Casutt : La madafa est une maison qui regroupe les femmes n’ayant pas de tuteur. Dans le système de l’État islamique, inspiré d’une lecture littérale de l’islam, on considère que la femme est mineure quel que soit son âge. Le tuteur peut être son père, son frère, son oncle – c’est-à-dire les hommes qui lui sont interdits de mariage –, ou son mari. Les madafas sont donc comme des grandes garderies pour femmes, dans lesquelles vous pouvez aussi être de passage si, par exemple, votre tuteur est parti au combat. Vous en sortez du moment qu’un tuteur se présente, et cela peut être en vous mariant. Théoriquement, vous pouviez y rester toute votre vie mais les conditions étaient délibérément misérables pour inciter les femmes à partir.

Matthieu Suc : Le fonctionnement de la madafa, tel qu’il est dépeint dans le film, montre bien que l’État islamique est un proto-État, avec des administrations. Donc bien sûr, les noms étaient enregistrés, on prenait les papiers et les téléphones des gens qui arrivaient… On le savait et on a retrouvé des archives après la chute du califat. Je trouve qu’il y a de vrais efforts de retranscription du réel dans le quotidien de ces femmes, leur façon de toujours s’en référer à Dieu et cette contradiction entre la société moderne d’où elles viennent et la façon dont elles surjouent la religion.

En revanche, le fait que toutes se comprennent entre elles en parlant anglais me laisse circonspect. Généralement, les gens étaient orientés selon leur nationalité, ou en tout cas leur langue, et les francophones parlent essentiellement français et arabe. Et il y a parfois un excès de stylisation. Je ne suis pas sûr qu’il y ait eu autant d’ordinateurs dans les vraies madafas et la salle de prière ultra high-tech donne l’impression d’être dans un film de science-fiction… 

G. C. : Le parti-pris esthétique, qui est fort, se fait peut-être au détriment de la vraisemblance. C’est le cas par exemple quand on montre des femmes prier vêtues de blanc, alors que les couleurs sombres sont privilégiées pour elles dans les milieux islamistes. Ou les bras découverts sur un toit, en pleine proclamation du califat, comme si elles étaient sur un roof top à Paris.

Jessica, interprétée par Megan Northam dans le film, embrasse la cause jihadiste avec sa meilleure amie Laïla notamment car elle ne trouve pas sa place dans la société française. Quelles sont les raisons pour lesquelles des femmes ont pu suivre ce chemin ?

M. S. : Ce que l’on retrouve tout le temps, et quels que soient les types de terroristes d’ailleurs, c’est le besoin d’exister. Quel que soit votre passif, vous allez pouvoir construire quelque chose de plus grand que vous. C’est dit dans le film et les dialogues sont plutôt justes. Vous participez à la construction d’un état, un état que vous désirez, alors qu’on vous disait que c’était impossible. Beaucoup, femmes comme hommes, ont aussi été attirés par l’aspect matériel. Ceux qui avaient déjà rejoint l’État islamique envoyaient sur Facebook des photos d’eux occupant des maisons bourgeoises ou des palaces en plein cœur du désert – même si généralement ils étaient 30 dedans. 

G. C. : Mais est-ce que la motivation profonde de Jessica n’est pas simplement de partir avec son amie ? Cela renvoie au fait que le processus de radicalisation relève avant tout d’une socialisation. On ne se radicalise pas tout seul. Ce qui est intéressant avec ce personnage, c’est qu’il montre qu’il y avait aussi des femmes qui souhaitaient rejoindre le jihad pour faire autre chose qu’élever des enfants [dans le film, Jessica compte être la deuxième épouse d’un combattant et laisser la charge de la maternité à Laïla, ndlr]. Elles essayaient alors de capitaliser sur d’autres choses comme, typiquement dans le cas de Jessica, le fait de vouloir devenir infirmière alors qu’elle n’y était pas parvenue en France. Mais ces souhaits se heurtent à la réalité du terrain et le fait que les femmes sont renvoyées à la place qu’elles doivent effectivement occuper dans le califat.

Jessica exprime aussi une volonté d’aller sur le front, ce qui lui est refusé…

G. C. : Quand on est en situation d’équilibre dans l’État islamique, les femmes ne sont pas appelées à passer à des actes violents. En revanche, une fois qu’elles sont mariées et ont accompli leur rôle de mère, ou qu’on a déterminé qu’elles ne pouvaient pas avoir d’enfants, elles peuvent exercer des métiers qui ne contredisent pas la « nature féminine ». Certaines ont par exemple rejoint une police des mœurs, sur laquelle on a très peu d’informations mais qui a existé.

M. S. : Cette police est évoquée dans le film lorsqu’une fille est ramenée à la madafa [après s’être échappée de chez elle, ndlr]. On voit des femmes avec des fusils d’assaut. Concernant la violence des femmes, il y a eu sur la fin du califat, avec l’attrition de ses moyens, une claire évolution. L’État islamique a même fait une vidéo de propagande officielle dans laquelle une femme tirait à la kalachnikov.

L’implacable cheffe de la madafa, incarnée dans le film par Lubna Azabal, est inspirée d’Oum Adam, une Marocaine qui a dirigé plusieurs maisons de femmes. Que pensez-vous de sa représentation ?

G. C. : Je trouve utile d’avoir un personnage aussi dur. On voit l’emprise qu’elle exerce et le fait que la cruauté ne s’incarne pas seulement chez les hommes. C’est une bonne remise en perspective. 

M. S. : En revanche, même si l’État islamique a effectivement occupé de belles maisons qui appartenaient à des dignitaires syriens ou irakiens, les bureaux et la chambre du personnage ne correspondent pas à leur esthétique. Tout comme ses tenues, qui font plus bourgeoise du 16e arrondissement.

Le film esquisse la question du rapatriement de ces femmes jihadistes. Où en est-on aujourd’hui en France de ce côté-là ?

M. S. : Fin 2017, les Kurdes [qui détiennent alors dans des camps de prisonniers de nombreux jihadistes, hommes et femmes, ndlr] demandent aux autorités françaises de récupérer leurs ressortissants. Tous les services de l’État planchent sur la question et se mettent d’accord sur le fait que, d’un point de vue sécuritaire, il est mieux d’avoir ces prisonniers sous la main. Mais lorsque l’information fuite en France, un sondage montre le rejet massif de la population et les rapatriements sont annulés. Ça a été une catastrophe car, depuis, le nombre de prisonniers a augmenté, des femmes ont accouché en prison… Ces dernières années, des rapatriements ont été organisés par petit groupe, cette fois sans que cela fuite. Mais cela pose des problèmes sécuritaires car, pendant ce temps-là, des femmes et des enfants vivent dans des conditions très dures en Syrie. Il reste les gens les plus endoctrinés qui recréent une sorte de mini-califat dans ces camps.

G. C. : Il reste encore des Françaises sur place mais elles ne démontrent pas de volonté de retour. Maintenant, la grande question est de savoir s’il faut les rapatrier quand même. 

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Rabia © Memento

*ressortie en poche chez HarperCollins en janvier 2025

Rabia de Mareike Engelhardt, 1 h 34, Memento Distribution, sortie le 27 novembre