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Avec ses trois heures trente, son entracte, son 70 mm, The Brutalist de Brady Corbet a rapidement été décrit comme un « chef-d’œuvre ». Malgré son maximalisme, le film joue selon nous avec cette notion, la met en perspective, voire ironise dessus. Ne serait-ce que parce que son protagoniste fictif – un architecte campé par Adrien Brody, chargé par un riche industriel mégalo de lui construire un bâtiment inouï – porte le nom de László Toth qui, lui, a bien existé. Il s’agit d’un géologue australien qu’on dit devenu fou, surtout connu pour avoir vandalisé la Pietà de Michel-Ange au marteau en 1972. Brady Corbet a-t-il ainsi baptisé son héros pour ébranler la notion de chef-d’œuvre ? En tout cas, le film ne cesse de penser celle-ci comme un coup de force, une intimidation : au prétexte d’ériger un monument qui serait de l’ordre du sacré, du jamais-vu, voué à marquer son temps, son commanditaire se permet tous les abus.
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À la question « quelle est votre définition d’un chef-d’œuvre ? », Brady Corbet nous a répondu : « Je dirais que, quand j’en vois un, je le sais. » Énigmatique mais passionnante, cette réponse renvoie à des siècles de débat sur le mystère qui entoure le jugement de goût. « C’est une notion que je critique, qui m’inspire du dégoût », nous prévient l’historienne de l’art et performeuse Hortense Belhôte. L’idée de chef-d’œuvre est ainsi aussi opaque que controversée. Au Moyen Âge, le mot désignait un travail réalisé par un apprenti pour faire preuve de sa maîtrise d’un artisanat. Sous l’Ancien Régime, il devient une pièce que les artistes doivent présenter pour espérer entrer à l’Académie royale de peinture et de sculpture. Avec l’invention du musée, au xixe siècle, les critères deviennent plus flous, comme l’analyse Hortense Belhôte : « La création du musée, c’est aussi celle des identités nationales. Chaque musée de chaque pays va vouloir avoir un maximum de chefs-d’œuvre pour affirmer sa puissance. »
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TROP BEAU POUR ÊTRE VRAI
Le chef-d’œuvre s’arc-boute en plus sur une idée bien abstraite de ce qu’est la beauté. Les philosophes se sont longtemps disputés sur la façon dont on juge ce qui est beau. L’esthétique classique considérait que, pour y arriver, il fallait être rationnel : par exemple, Nicolas Boileau (et son Art poétique, 1674) avait une vision un poil rigide des règles pour accoucher du poème parfait. À partir du XVIIIe siècle, on considère que tout vient du cœur. L’un des théoriciens de cette esthétique du sentiment, l’abbé Dubos (Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, 1719), croyait en la subjectivité : pour lui, une œuvre d’art belle, c’est un peu comme les frites, on sent bien si c’est bon ou pas. En 1790, dans sa Critique de la faculté de juger, le philosophe Emmanuel Kant tranche : le jugement esthétique naît d’une harmonie entre l’imagination et l’entendement. C’est une satisfaction personnelle, qui peut être partagée avec tous. Et c’est cette prétention à l’universalité qui permet de distinguer ce jugement sur l’art d’une simple préférence individuelle – genre les frites. Mais la notion de « beau » est un peu restrictive pour juger de ce qu’est un chef-d’œuvre. Les avant-gardes du XXe siècle vont se plaire à saper cette quête éperdue de beauté, en étant plutôt dans une recherche perpétuelle de rupture – par rapport à ce qui s’est fait avant, par rapport aux canons. Le chef-d’œuvre devient alors un événement en ce qu’il bouleverse les consciences.
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Quand, pour cet article, on a demandé au cinéaste John Waters (Pink Flamingos, Female Trouble, Serial Mom…) sa définition du chef-d’œuvre – on était curieux de savoir ce que le prince du mauvais goût répondrait –, il était plutôt du côté de cette vision moderniste : « Tous les chefs-d’œuvre détruisent ce qui a précédé et amènent à penser différemment. Les boîtes de soupe d’Andy Warhol ont rangé l’Expressionnisme abstrait en une nuit, quand le Minimalisme a démodé l’ironie du Pop art. Les chefs-d’œuvre doivent toujours être surprenants, même des centaines d’années plus tard. Tous ont à l’origine énervé des gens. » John Waters met le doigt sur trois critères du chef-d’œuvre : son caractère transgressif, sa permanence dans le temps, et son unicité. Mais sont-ils encore d’actualité à l’heure du Postmodernisme, mouvement dans lequel il n’est plus tellement question que l’art innove, mais plutôt qu’il se saisisse de la complexité, de la fragmentation, de l’instabilité du monde ? où l’idée de progrès laisse place à une réappropriation des formes du passé, se jouant des hiérarchies entre art noble et art populaire ? Dans notre ère numérique, le caractère d’originalité du chef-d’œuvre en prend un coup, car celui-ci est potentiellement reproductible à l’infini.
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Dès 1939, dans son essai L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin avait déjà senti que, par rapport aux formes antérieures, le cinéma modifiait le rapport à l’œuvre d’art. Il parlait de son « aura », désignant son caractère unique, authentique, mais aussi rituel – qui se dissout puisqu’un film existe potentiellement sur plusieurs copies. Et pour lui, c’est tant mieux : l’art ayant été par le passé sous la coupe de la religion ou du pouvoir, cette notion d’aura n’a d’existence que pour assujettir. Le cinéma change la donne : il n’est plus question de recueillement, de passivité, mais de démocratisation, et plus encore d’interaction.
Walter Benjamin avait vu juste : aujourd’hui, il suffit d’aller faire un tour sur le réseau social Letterboxd, qui permet de lister, noter, critiquer les films qu’on a regardés ou d’en choisir un à visionner, pour constater que tout le monde a « son » chef-d’œuvre. Au-delà de ces idées de partage, de découverte, de ludisme autour du cinéma impulsées par les quinze millions d’abonnés de la plateforme, il y a également celle de rendre public un jugement de goût, ce qui n’est pas innocent lorsque l’on s’exclame : « Chef-d’œuvre ! » D’abord, le proclame-t-on parce qu’on aime ce film personnellement ou parce qu’on juge qu’il mérite universellement cette dénomination ? Ensuite, ne voudrait-on pas aussi dire au monde quelque chose de notre propre personnalité à travers cette appréciation ?
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TRÈS DISTINGUÉS
Le sociologue Pierre Bourdieu, dans son célèbre La Distinction. Critique sociale du jugement (1979), avançait que le goût était un moyen de distinction sociale – selon votre position dans la société, il ne sera pas aussi cool de déclarer qu’Agnès Varda ou Philippe Lacheau ont fait des chefs-d’œuvre. L’ouvrage affirmait qu’il y avait un goût populaire et un goût légitime lié à l’élite, tous deux socialement construits. Si les recherches de Bourdieu paraissent aujourd’hui un peu datées, elles ont été réactualisées, notamment par Richard Paterson (« The rise and fall of highbrow snobbery as a status marker », 1997) pour qui la figure du « snob » – qui use de ses goûts culturels comme moyen de domination – a muté en celle de l’« omnivore » – qui se distingue en investissant aussi bien la culture légitime que la populaire.
Dans son ouvrage Qu’est-ce qu’un bon film ? (réédition de 2020) sur la construction des goûts cinéphiles, l’universitaire Laurent Jullier précise : « En ce début des années 2020, […] la nouvelle omnivorité des nouveaux snobs suppose non seulement d’avoir des goûts variés, mais de connaître les procédures de distinction… » La stratification sociale est complexe, d’autant que chaque spectateur est lui-même inconstant : « Le rôle genré, le rôle familial et les autres que nous tenons nous font appartenir à plusieurs communautés à la fois. […] Nous changeons régulièrement de veste et de casquette selon les circonstances et le type de texte qui nous arrive devant les yeux », ajoute Jullier. Ce nomadisme culturel brouille encore plus la possibilité de s’accorder sur des chefs-d’œuvre qui seraient universels.
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Au-delà de nos propres biais culturels, le poids institutionnel oriente aussi notre manière d’élire les chefs-d’œuvre. C’est bien montré dans le très beau documentaire Dahomey (2024) de Mati Diop, sur la restitution d’œuvres au Bénin autrefois volées par la France. À la sortie du film, la réalisatrice nous avait confié en interview : « Des milliers d’œuvres africaines sont enfermées dans des sous-sols de musées européens, réduites à l’oubli, au néant. C’est un espace d’effacement, de négation. » Les festivals internationaux, les remises de prix, les commissions… tous ces intermédiaires sont des filtres puissants qui déterminent l’accès des films au public. Dans son livre Qu’est-ce qu’un auteur mondial ? Le champ littéraire transnational (2024), la sociologue Gisèle Sapiro étudie la manière dont de tels médiateurs (éditeurs, instances de consécration type prix Nobel) construisent la notoriété littéraire mondiale. Transposée au cinéma, son étude pourrait par exemple se prolonger sur la façon dont la France choisit le film qui concourt à l’Oscar du meilleur film étranger.
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Dans la commission nommée par le ministère de la Culture, pourquoi les professionnels votants ont-ils choisi le spectaculaire et musclé Emilia Pérez de Jacques Audiard (qui suit la transition de genre d’une narcotrafiquante mexicaine) plutôt que l’intimiste All We Imagine as Light de Payal Kapadia (sur le parcours amoureux de deux infirmières de Mumbai) ? Parce que c’est en soi un chef-d’œuvre ? Ou bien parce que le film d’Audiard répond à leur idée d’une œuvre pour laquelle l’académie des Oscars est la plus susceptible de voter ?
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GRANDEUR ET DÉCADENCE
Les canons d’un chef-d’œuvre en invisibilisent donc d’autres. La tendance à la hiérarchisation et à la sacralisation paraît absurde à Hortense Belhôte : « Je pense que c’est un besoin du marché. Pour moi, artistiquement, le chef-d’œuvre est une notion qui n’a aucun intérêt. Malheureusement, son pouvoir discursif, politique et économique est encore très actif. Il y a d’autres manières de faire de l’histoire de l’art que le modèle monographique. On peut s’intéresser à la mise en réseau d’artistes, aux communautés. » Dès les années 1970, des historiennes de l’art féministes telles que Linda Nochlin avec son ouvrage Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? (1971) s’en sont pris au concept de l’histoire de l’art qui consiste à n’y voir qu’une succession de chefs-d’œuvre. Dans sa critique, la notion de « génie » – qui désigne cette faculté surnaturelle d’artistes capables de produire des chefs-d’œuvre – et celle de la « grandeur » de l’art sont des concepts qui ont été formulés par des hommes pour parler d’autres hommes. Le fait est qu’aujourd’hui les « tops » continuent d’être plébiscités parmi le public et dans la presse cinéma. Le fameux palmarès des dix, puis des cent « meilleurs films de tous les temps » de la revue britannique Sight and Sound, édité tous les dix ans depuis 1952 et recueilli auprès d’un panel de critiques, a tout de même récemment fait état d’une rupture.
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En 2022, Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman (1976), drame en chambre qui suit presque en temps réel le quotidien d’une femme au foyer, est venu pour la première fois se hisser en première place, supplantant Sueurs froides d’Alfred Hitchcock (1958), élu dix ans plus tôt, et Citizen Kane d’Orson Welles (1946), numéro un pendant quarante ans, tous deux plus grandiloquents et dont les héros sont des hommes tourmentés. On peut y voir le fruit des contestations féministes des canons, le fait que MeToo a peut-être changé le rapport aux « grands maîtres », le fait que la profession de critique s’est féminisée depuis dix ans.
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Du côté du public, le changement de critères semble se faire plus lentement si l’on prend la mesure avec le film d’Akerman : il n’apparaît nulle part dans le top 250 des utilisateurs du site IMDb (Internet Movie Database), qui place Les Évadés de Frank Darabont numéro un – depuis la fin des années 2000, ce thriller carcéral aux ressorts classiques et porté par un groupe de personnages masculins tient cette place. Peut-être que ce qui reste à bousculer, pour faire évoluer la notion de chef-d’œuvre, c’est son pouvoir symbolique. Quand Brady Corbet fait référence, à travers le nom de son héros, à celui qui a vandalisé la Pietà, on sent une envie de faire vaciller le caractère sacré de l’œuvre, peut-être pour la redéfinir – arracher le chef-d’œuvre à une culture figée, linéaire, pour le réengager dans le mouvement de la vie.
The Brutalist de Brady Corbet, Universal Pictures (3 h 34), sortie le 12 février