Queer Gaze est la rubrique de notre journaliste Timé Zoppé sur le cinéma LGBTQ+
« La première image, je pense que c’est la série animée Jeanne et Serge [1984-1985, ndlr]. Il n’y a rien de queer dedans, mais après, j’ai fait du volley pendant 6 ans… Difficile de faire plus hétéro que cette série, mais j’ai le souvenir de cette équipe de filles aux cheveux courts, et de les trouver très sexy — elles poussaient des petits cris pendant les matchs : « Han ! Attaque ! ». Le manga porte en lui quelque chose de très érotique. Pareil, dans Sailor Moon [1992-1997, ndlr], ma préférée c’est Sailor Mercury, avec les cheveux courts. Il y avait aussi Ranma ½ [d’abord diffusée entre 1989 et 1992, la série montre un jeune Japonais qui, suite à une chute dans une source maudite, se transforme en femme au contact de l’eau froide, ndlr].
J’ai découvert ces programmes vers 9 ou 10 ans. Je suis née en 1985, en plein dans la période Club Dorothée. J’ai grandi en Picardie, à Beauvais, avec père, mère, frère, sœur, et beaucoup de télévision, tout le temps allumée. Il y avait la menace de nous décoller de l’écran pour ne pas qu’il nous aspire. On regardait les VHS de Disney en boucle, et donc aussi le club Dorothée.
Plus tard, à l’adolescence, j’ai un peu plus compris ma sexualité avec le porno. Je suis tombée sur des revues comme Union Magazine, j’ai vu des films érotiques sur M6, j’ai découvert des chaînes pornos. Et puis, plus conventionnellement, il y a eu Tara et Willow. J’ai adoré Buffy contre les vampires, notamment cette fameuse scène de lévitation-cunnilingus dans l’épisode musical de la saison 6. « I’m under your spell »… [Rébecca Chaillon chantonne le morceau interprété dans cet épisode par Amber Heard, qui campe le personnage de Tara, ndlr].
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Je me suis toujours sentie bi, sans doute que ces images m’ont bien aidée, mais je n’avais aucune manière de le formuler. Je pense que ma prise de conscience devant ces images est beaucoup passée par une excitation ou une attirance. En voyant ces scènes, j’avais envie de faire ça, tout simplement. Et puis, à l’époque, j’avais un attachement à toutes les figures féminines fortes, comme Ophélie Winter ou les Spice Girls.
Comment toutes ces images ont influencé mon travail… Déjà, dans mon spectacle Où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute [qu’elle a créé en 2018, ndlr], j’aurais rêvé de faire un truc sur le volleyball, mais le foot était plus fort, en terme de représentation genrée dans le sport. Il y avait tout de même ce côté équipe de femmes, et le fait de montrer un baiser langoureux entre les footballeuses, style Denise Richards et Neve Campbell dans Sex Crimes [John McNaughton, 1998, ndlr], avec plein de crachats très gluants… Tu vois le fil de salive qu’il y a entre Sarah Michelle Gellar et Selma Blair quand elles se roulent une pelle dans Sex Intentions [Roger Kumble, 1999, ndlr] ? J’avais envie de réemployer ça dans le spectacle, et qu’on ait le temps de voir le baiser, de voir les corps. Il y a un côté voyeuriste, pour qu’on se mette dans mon point de vue quand je regardais ça à l’époque. Moi qui regardais, et qui attendais.
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Dans Plutôt vomir que faillir [qu’elle a créé en 2022 et qui évoque sa propre jeunesse, ndlr], je ne parle pas de ce désir. En tout cas pas comme d’un empêchement, puisque personne ne m’a empêché de le vivre. C’est plutôt que je n’étais pas prête, ce n’était pas le moment. À part d’un point de vue systémique, je n’ai pas eu la sensation d’être empêchée de vivre un truc ou de ne pas pouvoir être moi-même. Personne ne voulait sortir avec moi à cette époque. Ma priorité, c’était les garçons, j’étais très obsessionnelle avec les gars.
Avec La Gouineraie, ce qui est drôle, c’est que Sandra et moi avons justement toutes les deux un passif hétéro. Ça m’a beaucoup plu de composer un spectacle avec ma compagne, à partir de toutes les choses qui font qu’on ne devrait pas être ensemble. De montrer des réflexions sur l’amour, en dépassant les questions d’homophobie et des luttes contre le système, mais en se situant au moment où on est ensemble, au clair, et qu’on peut vivre plein de choses d’autres. On pose plutôt des questions de construction commune, de famille – Sandra est maman et le père de ses enfants, dont elle est séparée, habite encore avec elle. L’amour est un projet politique, la famille aussi.
On se pose ces questions en plateau, en invitant des gens du public. On s’interroge sur où et comment habiter. J’explore le fait d’avoir déconstruit mon désir et d’avoir compris que je pouvais en avoir pour des femmes grosses et racisées, puis de me retrouver en couple avec une femme mince et blanche. Comment faire pour ne pas me sentir la nourrice ou la femme de ménage dans une famille blanche. Pour résumer, ça parle de comment trouver du confort malgré tous nos empêchements. »
La Gouineraie de Rebecca Chaillon et Sandra Calderan, les 10 & 11 janvier à la Maison des Métallos