QUEER GAZE ⸱ « Go Fish » : le film qui a changé la face du cinéma lesbien

En 1994 sortait de nulle part une rom-com lesbienne autoproduite qui a bouleversé les représentations au cinéma. Le doux et culte Go Fish de Rose Troche (qui contribuera ensuite à la série « The L Word ») a fêté ses 30 ans au festival Chéries-Chéris, en novembre.


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Au milieu du film, qui suit avec légèreté une bande de femmes queer, une scène au ton plus grave suspend le récit : on y entend en voix-off Max, l’une des héroïnes, imaginer sa vie – où elle serait malheureuse, effacée, engoncée dans une relation non-consentie avec un homme – si elle n’avait pas osé assumer sa sexualité au grand jour, alors qu’elle regarde la caméra en robe de mariée et que plusieurs femmes viennent l’embrasser. « C’est la première scène qu’on a filmée, écrite par la brillante plume de Guinevere Turner [qui joue Max et a coscénarisé le film avec Troche, ndlr]», nous a confié la réalisatrice lors de son passage à Paris pour Chéries Chéris, à l’invitation du ciné-club Le 7e genre. « Ça questionne ce qu’on est en tant que femme en dehors des hommes, ce qu’est être lesbienne dans le monde, quelle place, quel pouvoir on a. Ça reste ma scène préférée de Go Fish. »

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Sorti en 1994, le film a fait un carton à l’échelle du ciné indépendant : 2,4 millions de dollars de recettes aux Etats-Unis (pour un budget dérisoire de quelques dizaines de milliers de dollars), et la reconnaissance en Europe, où il remporte le Teddy Award au festival de Berlin et le Prix du public à Deauville.

Un succès-surprise, surgi à quelques mois d’intervalle de celui de Priscilla : Folle du désert de Stephan Elliott, qui a même fait s’interroger le L.A. Times, dans un article paru à l’été 1994, sur la possibilité que le cinéma queer devienne mainstream. Trente ans plus tard, on continue d’en douter (des passages sont encore censurés dans les blockbusters, comme une scène de baiser entre le personnage de Denzel Washington et un autre homme dans Gladiator II de Ridley Scott, selon une interview de l’acteur à Gayety fin octobre). Mais ce qui est sûr, c’est que Go Fish a ouvert au pied de biche la porte de la reconnaissance d’un cinéma lesbien qui fait de l’art avec du politique.

JOUER COLLECTIVES

« On n’a pas été payées. On croyait simplement en la visibilité lesbienne », nous lance avec énergie et lucidité Rose Troche. Go Fish est directement né du militantisme, puisque la réalisatrice a rencontré Guinevere Turner (qui joue Max) et VS Brodie (qui campe Ely, la femme avec laquelle leurs amies communes veulent caser Max) aux réunions d’Act Up et Queer Nation, deux assos de lutte contre le VIH-sida et l’homophobie, au début des années 1990. Rose a rompu avec sa copine de l’époque pour se mettre avec Guinevere, et VS a commencé une relation avec une autre ex de Rose. « On vivait toutes dans la même maison, une ancienne remise, et on était très actives politiquement. On bricolait nos affiches, nos t-shirts, nos flyers à la maison. Je bossais à la librairie de l’Université de l’Illinois, j’utilisais en secret le photocopieur et tout le matos que je pouvais. »

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VS Brodie, lorsqu’on la rencontre elle aussi à Paris pour présenter le film mi-novembre, lance avec humour : « Le tournage devait durer deux ou trois semaines. Au final, ça nous a pris deux ans. » Si elles tournent une comédie romantique par et pour les lesbiennes, elles abordent aussi des sujets sensibles dans le milieu. Comme la « scène de tribunal », quand une des héroïnes secondaires se fait cruellement juger par la bande parce qu’elle vient de coucher avec un ami, et qui manque de provoquer une mutinerie sur le plateau. Rose Troche n’en démord pas : « Pour moi, c’était important de montrer que chaque personne devrait pouvoir s’auto-définir, qu’on s’en fiche si une personne qui s’identifie comme lesbienne couche avec un homme et passe un bon moment. » 

Au milieu du tournage, le drama lesbien surgit : Rose et Guinevere rompent. La première se réinstalle chez son ex, la deuxième emménage avec VS. « Quand on parle de poisson rouge, explique celle-ci, c’est pour exprimer le fait que, pour de multiples raisons, on est entre nous, dans le milieu lesbien. Le tournage a ressemblé à ça, d’autant qu’on tournait dans nos apparts, avec nos vraies fringues, et qu’il n’y avait que des femmes queer devant et derrière la caméra. » Bricoler une comédie romantique lesbienne entre amies, certes, mais après ?

BANKABLES ?

En 1992, sort un article devenu célèbre dans la revue britannique Sight & Sound, dans lequel B. Ruby Rich évoque l’avènement d’un New Queer Cinema, avec des œuvres novatrices de Todd Haynes, Derek Jarman ou encore Gregg Araki – et se pose aussi la question qui agite soudain le milieu : le cinéma queer peut-il devenir lucratif ? Rose Troche, toujours aussi fauchée, saute sur l’occasion : « Il n’y avait pas Internet à l’époque, alors j’ai trouvé l’adresse postale et écrit à toutes les personnes mentionnées dans l’article pour leur parler de Go Fish. La seule personne qui m’a répondu, c’est Christine Vachon. Elle a proposé de nous filer un coup de main. » Avec la productrice de Todd Haynes mais aussi Tom Kalin (Swoon, 1992) crédités au générique comme producteurs exécutifs, les portes de la distribution s’ouvrent. 

Surtout, c’était une autre époque pour le cinéma indé aux Etats-Unis. « Dans les années 1990, on avait encore des cinémas d’art et d’essai. Et on était dans plein de magazines, on n’en revenait pas ! » Le film trouve naturellement son public : « Je crois que ça a fait du bien aux queers. La vie militante était dure, on pleurait chaque semaine nos amis gays morts. Tom Kalin a adoré voir une histoire d’amour, des personnes libres, des amitiés comme celles-là, dans un temps si sombre. Personne ne sait précisément pourquoi, mais le film s’est inscrit dans le temps jusqu’à devenir un classique. »

VS Brodie pense que cela tient à la manière unique, tendre et chaleureuse dont le film dépeint l’amitié féminine, la sororité et le milieu lesbien : « Quand on montre le film à un public jeune, on nous demande souvent comment on faisait à l’époque pour se rencontrer et entretenir nos relations alors que les smartphones n’existaient pas. On sent une solitude, un certain isolement des jeunes aujourd’hui. »

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Go Fish de Rose Troche

LA TOILE

Avec Go Fish, personne n’est devenu riche. Mais Rose, VS et Guinevere sont restées amies et leurs carrières se sont mêlées à nouveau. Deux ans après, Guinevere a été à l’affiche de l’autre génial hit indé de l’âge d’or du cinéma lesbien, The Watermelon Woman de Cheryl Dunye, dans lequel VS Brodie – qui a vite abandonné sa carrière d’actrice pour devenir cheffe et vit depuis plusieurs années à Stockholm – fait un caméo hilarant dans une scène de karaoké. 

Après deux autres longs bien mieux produits, le teen movie gay Des chambres et des couloirs, en 1999, et The Safety of Objects avec Glenn Close, en 2001, Rose a retrouvé Guinevere sur un autre projet ayant bouleversé les représentations lesbiennes : la série The L Word (2004 – 2009) – la première en tant que scénariste et réalisatrice, la seconde en tant que scénariste et actrice. « The Chart », ce grand tableau des relations lesbiennes que tient le personnage d’Alice dans la série, c’est une idée de Rose Troche, qui l’avait fait à l’origine avec les héroïnes de Go Fish – comme on peut le voir à l’intérieur du boîtier de la VHS du film, qu’une fan a fait signer à Rose Troche après sa conversation autour du cinéma lesbien avec Anna La Chocha le 18 novembre au Tango, toujours à l’invitation du 7e genre. 

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Intérieur du boîtier de la VHS de Go Fish apporté parune fan

Au sujet de The L Word, la cinéaste ne perd pas son franc-parler : «Tout est dans l’emphase, c’est un soap-opera, Bette perd un travail et en retrouve un encore mieux le lendemain… Plein de choses ne sont pas réalistes – ce qui m’énervait quand je bossais dessus. Mais ce qui était important, c’était de donner matière à rêver. Et de fabriquer un show presque entièrement avec des femmes queer. Je pense que ça a aussi bien parlé aux femmes queer qu’hétéros, parce que ça dépeignait un monde où les femmes sont maîtresses de leurs propres vies.»

Aujourd’hui, alors qu’elle fait des projets en réalité virtuelle et cherche des financements pour son nouveau long (une comédie lesbienne intitulée Wendy Drinks Beer for Breakfast), elle redoute plus que tout le backlash qui menace depuis la réélection de Trump. « C’est le retour des hommes à l’ancienne. J’ai peur qu’on voie très vite exploser les statistiques sur le nombre d’hommes qui frappent leur femme parce que, maintenant, ils se disent qu’ils sont dans leur bon droit. » Revoir Go Fish dans cette période de basculement, c’est constater l’intelligence avec laquelle elle et sa bande ont ouvert une autre voie grâce à l’amitié, l’amour et la création.

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Rose Troche, VS Brodie et Guinevere Turner au moment de la sortie de Go Fish (1994)