Lors d’un échange avec Lionel Baier diffusé en direct sur Instagram, Jean-Luc Godard devait évoquer « les images au temps du coronavirus ». Un programme à la fois politique et esthétique d’une actualité brûlante, dont il a finalement peu été question. Avec son sens toujours aussi passionnant de la digression, JLG a finalement dérivé sur des sujets plus personnels, tels que son amitié avec les membres de la Nouvelle Vague, son rapport à la mémoire cinéphile et à la politique des auteurs.
1. Sur la bande de la Nouvelle Vague
« On était une bande quand même. » Avec un brin de nostalgie et une tendresse qu’on ne lui connaissait pas forcément, JLG évoque son amitié avec Jacques Rivette, François Truffaut et Eric Rohmer, et évoquent leurs conversations qui lui manquent. Avec Rohmer, il partageait un lien particulier, bien que distendu avec le temps : « Rohmer je l’ai connu surtout un peu avant la Nouvelle Vague. C’était un aîné, qui avait sa vie, qui connaissait d’autres gens, mais avec qui on a vécu presque ensemble, presque en même temps tous les jours, mêmes cafés, mêmes femmes. C’était très différent avec les autres. Et puis Rohmer quand je l’ai connu il vivait caché, c’était un prof, personne de sa famille ne savait qu’il s’intéressait au cinéma. Il écrivait ses premières chroniques pour Les Temps modernes. Après ça s’est effiloché, puis je l’ai rencontré à la fin de sa vie, à Paris. » Transparence oblige, il se fait plus cinglant avec Claude Sautet (« Je peux regarder un film de Sautet, mais je ne peux pas en regarder un autre le lendemain »). Fun fact: « On avait gardé contact avec Rivette, parce que l’on discutait d’un film qu’Anne-Marie . Et puis les Straub n’ont pas voulu parce qu’il y avait Marguerite Duras. »
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2. Sur la façon de regarder les films
Comment JLG regarde-t-il un film? Le visionnage linéaire est-il sacré, ou peut-on regarder un film par fragments, de façon éclatée, morcelée ? Réponse: « Avec Truffaut, Rivette, on ne parlait pas de la vie personnelle. On apprenait des choses mais c’est tout. Mais on allait beaucoup au cinéma (…) Rivette pouvait regarder le même film cinq fois, mois je regardais 5 films par jours, c’était une autre manière de voir les films. On était une bande quand même, même avec Chabrol. » Une sensibilité de spectateur qui ne nous surprend pas, puisque ses deux derniers essais expérimentaux, Adieu au langage et Le Livre d’image, sont des collages d’archives hétéroclites, qui prennent un sens nouveau une fois juxtaposés. Pour lui, le cinéma est exercice « d’archéologie », qui consiste à fouiller dans sa mémoire pour retrouver des souvenirs qu’on s’aperçoit parfois avoir inventé : « On retrouve, on s’imagine un mouvement de caméra, un plan qui n’y était pas. » Et comme le dit Bresson, qu’il cite lui-même, le cinéma consiste à « rapprocher des choses qui n’ont a priori par de rapport ».
3. Sur la démocratisation de l’art
Pour l’anecdote, sachez que JLG a revu il n’y a pas longtemps La Splendeur des Amberson d’Orson Welles qu’il adore, et sachez aussi qu’il n’a pas un brin de snobisme en lui, et défend l’idée que l’art n’est pas réservé à une minorité cloîtrée dans une tour d’ivoire: « Les tableaux devraient circuler, passer une semaine chez vous, puis aller ailleurs ». Une certaine idée de l’art-nomade, décloisonné, libéré de l’espace traditionnel du musée ou de la salle de cinéma, qui est au coeur du Livre d’image. Justement, à ce propos, son ami et collaborateur Fabrice Aragno, présent lors du live, explique que le film aura droit à une exposition inédite au Festival Visions du réel à Nyon, qui mettra en avant cette mobilité de l’oeuvre : « On aura la possibilité de voir tout le dispositif démonté. Le visiteur-voyageur refera le film, s’arrêtera sur chaque plan, on pourra séparer l’image et du son, afin que chacun puisse faire sien le film ».
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4. Sur la politique des auteurs
A propos de la politique des auteurs, JLG explique : « Les producteurs pensaient que l’auteur d’un film était le scénariste, nous, on disait non, c’est le réalisateur ». Que vaut cette maxime aujourd’hui? « Dans cette idée là, je le pense toujours, mais aujourd’hui, il n’y a pas besoin de penser « auteur » avec toutes les prérogatives, les célébrations qui vont avec. » Selon lui, ce qui a aussi fait la force de ce mouvement théorique, c’était la capacité à défendre des auteurs de tous bords, aussi bien ceux du documentaire que de la fiction : « On ne faisait pas de différence entre documentaire et fiction, on a célébré Jean Rouch au même titre qu’Hitchcock. Et ça c’est aussi grâce à Henri Langlois. On a même défendu des auteurs moyens: Jacques Becker pour Touchez pas au grisbi par exemple ».
5. Sur les réseaux sociaux
Story instagram oblige, JLG s’est exprimé sur son rapport aux réseaux sociaux…qu’il ne connaît absolument pas (ou qu’il feint de ne pas connaître) : « Je ne sais pas ce que c’est que les réseaux sociaux », affirme-t-il. Lorsqu’on lui demande si ce n’est pas un peu paradoxal, lui qui se passionne pour les nouvelles technologies, les expérimentations numériques capables de repousser les limites entre les supports de diffusion, il répond que s’il continue à regarder la télévision sur un écran, et non pas sur un ordinateur, c’est parce que la télé est « un organisme d’état social » ou « sociétal comme on dit en France, je ne sais pas pourquoi on dit ça », ajoute-t-il, un brin moqueur.
Le live est accessible jusqu’à demain sur l’instagram de l’ECAL, uniquement depuis son smartphone.
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