On ne savait pas le réalisateur du Livre d’image et la réalisatrice de Nathalie Granger si proches. Ils ont pourtant pris un plaisir évident à se retrouver – après un temps qu’ils ont du mal à calculer mais qui semble se compter en années – pour une discussion de plus d’une heure dans le bureau du domicile parisien de l’autrice, un soir de décembre 1987. Le point de départ est leur actualité à chacun : la sortie du roman Emily L. de Marguerite Duras et du film Soigne ta droite de Jean-Luc Godard.
La discussion s’amorce sur une note intime et malicieuse : après avoir claqué une grosse bise à Duras et qu’elle lui a demandé s’il avait mis du fond de teint pour la caméra, Godard lui répond, dans un sourire : « Ah moi pas, non ! J’en ai naturellement : j’ai ma barbe. » Un ton léger qui ne suffit pourtant pas à empêcher la parole invariablement sentencieuse de l’autrice de tomber, puisqu’elle enchaîne par un sec « Ton film est très beau. » De quoi installer un court mais angoissant silence de plomb dans le bureau tamisé. S’ensuit, précisément, un échange à bâtons rompus sur le sens des dialogues, du son et du silence au cinéma et en littérature, qui prend, dans la deuxième partie, une tournure beaucoup plus cinglante quand les deux complices en viennent à déverser gratuitement leur fiel sur Steven Spielberg et Jean-Paul Sartre.
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Mais l’aspect le plus surprenant de l’archive, c’est que, sous les questions (qui ressemblent souvent davantage à des conclusions), l’expression souvent sévère et la posture de psychanalyste de Duras, Godard se met à se confesser avec une humilité qu’on ne lui connaissait pas : s’il montre beaucoup de livres dans son cinéma, il ne fait que les « feuilletter » dans la vraie vie, de même avec les films (« je ne les ai jamais vus en entier »). À la question de ce qu’il aurait fait s’il n’avait pas eu le cinéma, il répond spontanément : « Rien. J’aurais écrit un ou deux mauvais romans pour Gallimard, qui aurait été probablement refusés, et puis c’est tout. D’ailleurs, je ne serais probablement pas allé au bout… »
On écarquille les yeux au fil de la vidéo, à mesure que l’on découvre Godard se tasser sur son siège, jusqu’à ce qu’il articule péniblement, en cherchant ses mots, penaud comme un enfant : « C’est ça que j’aime pas… enfin, dont j’ai peur, alors, disons. C’est que j’aimerais que tu arrives à dire. Toi, tu es un génie du dire. » admettant dans le même temps qu’il n’est pas à l’aise avec les mots et qu’il ne se sent pas à la hauteur pour interroger à son tour l’impressionnante autrice de 73 ans.
Mais la joute entre les deux n’a pas eu lieu. Car, si elle pouvait paraître écrasante, Duras semblait surtout dotée d’une vertigineuse sensibilité et d’une débordante attention à l’autre. Ainsi, pour lui faire croire qu’il est capable de lui-aussi l’inciter à la confession intime, elle lâche (après s’être en fait auto-interrogée) : « Mes films sont des livres. Tous. » Avant de s’écrier – on ne savait pas non plus que Marguerite Duras s’écriait – : « Tandis que toi, c’est la quintessence du cinéma ! » Et Jean-Luc Godard d’un peu mieux respirer.