Pour Sama de Waad al-Kateab et
Edward Watts, qui nous plonge dans le quotidien terrassant d’un couple de
jeunes parents durant le siège d’Alep en 2016, s’inscrit dans le sillage de
nombreux films, principalement des documentaires, tournés par des Syriens
depuis le début de la guerre civile en 2011 pour tenter de délivrer leur
peuple par l’image.
Après un accouchement qui n’a visiblement pas pu avoir lieu à l’hôpital, la coupe du cordon ombilical d’un nouveau-né est suivie par son premier bain, filmé avec la caméra d’un téléphone portable de piètre qualité. C’est l’une des séquences ouvrant Eau argentée. Syrie autoportrait de Wiam Simav Bedirxan et Ossama Mohammed (2014), composé de dizaines de vidéos postées sur Internet depuis le début de la guerre en Syrie, en 2011.
La fragilité de cette vie nouvelle est renforcée par celle des images basse résolution qui nous renvoient au présent tourmenté d’un pays divisé entre les forces de Bachar el-Assad, les rebelles de l’Armée syrienne libre, les milices du groupe État islamique et les soldats kurdes – images permises par le développement d’appareils d’enregistrement numérique (caméras DV, appareils photo, téléphones portables) et de modes de diffusion sur Internet. De nombreux citoyens syriens sont ainsi devenus photoreporters en publiant, sur les réseaux sociaux et sur des plates-formes comme YouTube, des clichés de la guerre vue de l’intérieur dans l’espoir qu’ils passent les murs de leurs prisons et les frontières du pays. Depuis la sortie d’Eau argentée, plusieurs films se sont ainsi attelés à montrer la résistance du peuple syrien – deux d’entre eux sont sortis cette année.
À L’INTÉRIEUR
Le premier, Still Recording de Saaed Al Batal et Ghiath Ayoub, sorti en mars dernier, prend place à Douma aux côtés des combattants de la rébellion et revient sur les années de siège qui ont vu ceux-ci perdre peu à peu le terrain durement gagné. Constitué de fragments de vie entrecoupés d’importantes ellipses, le film brille par la détermination de ses réalisateurs à ne jamais cesser de tourner, malgré les obstacles et les embuscades. Lors d’une ultime ronde, l’un des opérateurs est grièvement blessé, cloué au sol après avoir été touché par un tir de sniper. Sa caméra continue de filmer la scène avant qu’elle ne soit récupérée par des passants, allégorie d’un peuple qui, en se passant continuellement le relais, ne s’est jamais arrêté de filmer. Le second, Pour Sama de Waad al-Kateab et Edward Watts, en salles ce mois-ci, se déroule à Alep, deuxième ville du pays et place forte de la révolution anti-Assad.
Dans la lignée du documentaire Les Derniers Hommes d’Alep de Feras Fayyad (2017), qui suit au plus près le quotidien des « casques blancs », une organisation de protection citoyenne allant au secours des habitants de la cité, Pour Sama retrace les déboires d’un couple durant le siège de la ville fin 2016. Alors que la jeune Waad, qui cosigne le film, ne se sépare plus de sa caméra dans l’espoir de diffuser un maximum d’images sur Internet, elle se marie avec un médecin, puis donne naissance à un enfant, Sama. À mi-chemin entre le reportage de guerre, ponctué par les bombardements des alliés russes d’Assad sur la ville, et le film de famille, où l’on voit le trio vivre entre quatre murs alors que l’étau se resserre autour des derniers survivants, Pour Sama fait office de manifeste : les bombes n’auront jamais raison de l’union d’un peuple entré en résistance. Le film de Waad al-Kateab et Edward Watts résonne à cet égard avec un autre documentaire familial, Coma de Sara Fattahi (2015), dans lequel trois femmes de générations différentes vivent recluses dans un appartement calfeutré de Damas, capitale du pays, et tentent de rester soudées.
SORTIR DU CHAMP
Si Pour Sama et Still Recording prennent directement place sur les lieux du conflit, là où Syriens et Syriennes apparaissent incarcérés dans leur propre ville, leur propre quartier, voire leur propre appartement, d’autres cinéastes ont filmé leurs concitoyens avec plus de distance, quittant le pays ou évoquant la guerre loin des zones du conflit. Le documentaire Our Terrible Country de Mohammad Ali Atassi et Ziad Homsi (2014) suit par exemple la trace de Yassin al-Haj Saleh, écrivain et dissident communiste condamné à la clandestinité, qui finit par quitter la Syrie pour rejoindre Istanbul. C’est également dans un appartement de la cité turque que prend place le moyen métrage On the Edge of Life du Syrien Yaser Kassab (2017), dans lequel le réalisateur filme son quotidien austère, au côté de sa compagne, dans un petit studio devenu leur cachot. Le documentaire sonde la culpabilité que peut ressentir chaque exilé à l’idée de ne plus participer à la libération de son pays d’origine. Mais l’une des plus puissantes évocations à distance de la guerre se trouve probablement dans Palmyre de Monika Borgmann et Lokman Slim, tourné en 2016 et sorti cet été en France. En allant à la rencontre d’anciens détenus libanais de la prison syrienne de Tadmor, le documentaire déploie un dispositif hybride joignant les gestes à la parole afin de libérer ces rescapés de leurs geôles mémorielles.
Au gré de longs entretiens et d’une douloureuse reconstitution au cours de laquelle les prisonniers rejouent des scènes qu’ils ont vécues en incarnant leur propre rôle ou celui de leurs bourreaux, la mise en scène fait office de catharsis. Plus rares, certains cinéastes choisissent de prendre du recul sur le conflit en mettant plus encore à distance le réel. À ce titre, quelques fictions isolées, parfois réalisées par des étrangers comme Une famille syrienne du Belge Philippe Van Leeuw (2017), ont également abordé le conflit. C’est aussi le cas de Mon tissu préféré, sorti en 2018 et réalisé par Gaya Jiji, cinéaste syrienne vivant en France, qui évoque indirectement la guerre civile par l’entremise d’un drame intimiste centré autour d’une jeune Syrienne tiraillée entre l’exil et l’emprisonnement conjugal d’un mariage arrangé. Parce qu’elles exigent du temps, des moyens et de la distance, les fictions syriennes traitant directement de la guerre civile en Syrie tardent à voir le jour. La première qui devrait bientôt sortir en France, presque dix ans après le début du conflit, s’intitule The Translator. Réalisé par le couple franco-syrien Anas Khalaf et Rana Kazkaz, le film montrera le retour en Syrie d’un expatrié à la recherche de son frère, qu’il a reconnu sur une vidéo dans laquelle des manifestants anti-Assad sont capturés par le régime. Peut-être, là encore, le récit d’une libération grâce à l’image.
Pour Sama de Waad al-Kateab et Edward Watts, KMBO (1 h 35), sortie le 9 octobre
Image en couverture : Pour Sama de Waad al-Kateab et Edward Watts – Copyright ITN Productions