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Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos, caméra au poing
- Léa André-Sarreau
- 2019-11-14
L’une a joué chez Marguerite Duras et Chantal Akerman ; l’autre est une vidéaste pionnière, ayant signé les films militants Y’a qu’à pas baiser et Le F.H.A.R. (pour « Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire », du nom du mouvement ayant réuni dès 1971 des féministes lesbiennes et des activistes gays). En 1974, Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos se rencontrent et co-réalisent des montages-vidéos politiques au service des luttes féministes. 40 ans plus tard, leur joyeuse complicité nous parvient en héritage dans le documentaire d’archives Delphine et Carole, insoumuses de Callisto McNulty, petite-fille de Carole Roussopoulos. Dans ce portrait croisé irrévérencieux et bouillonnant, nourri par l’effervescence militante des années 1970 où la vidéo était une arme émancipatrice, la réalisatrice leur rend un bel hommage. Programmé dans le cadre de la carte blanche Femmes Cinéastes offerte au festival Films de Femmes de Créteil par la Cinémathèque du documentaire, cette dernière a commenté pour nous une sélection de photogrammes tirés du film, qui soulignent la résonance contemporaine de leurs luttes politiques, profondément humanistes. A voir sur le site d’Arte jusqu’au 15 février.
« Protégée de la pluie par Paul Roussopoulos, son compagnon, Carole filme ici une manifestation des ouvrier(e)s en grève de l’usine de montres LIP. La légende veut que Carole Roussopoulos ait été la deuxième — après Jean-Luc Godard — à s’équiper du Portapack de Sony, premier appareil vidéo portable apparu en France à la fin des années 1960. À 24 ans, Carole venait de se faire licencier du magazine Vogue et avait rejoint en larmes Paul Roussopoulos et Jean Genet. Ce dernier lui avait alors parlé d’une « machine révolutionnaire » qui venait de sortir et qu’elle devait se procurer grâce à son chèque de licenciement. Ce qu’elle a fait.
Contrairement au cinéma ou à la télévision, la vidéo était encore un médium vierge, sans histoire, relativement peu cher et « sur lequel les hommes n’avaient pas encore mis leurs pattes et leur pouvoir », disait Carole. Cela explique que les femmes aient été nombreuses à s’emparer de cet outil, devenu un moyen de se ménager un espace d’écoute, d’expression et de confiance pour celles qui étaient habituellement réduites au silence dans les médias dominants. La vidéo a non seulement été un moyen de documenter les luttes mais aussi un appui pour l’action politique »
« Delphine Seyrig est déjà engagée auprès du Mouvement de Libération des Femmes lorsqu’elle rencontre Carole Roussopoulos en 1974. L’actrice était l’une des 343 femmes ayant déclaré avoir déjà avorté . Elle prêtait régulièrement son appartement Place Vendôme pour que des militantes puissent pratiquer des avortements clandestins en sécurité.
À cette époque, Carole donne des cours de vidéo à un groupe de femmes dans son atelier dans le 14ème arrondissement, en parallèle des films militants qu’elle réalise. Un jour, Delphine frappe à la porte pour s’inscrire au stage. Les stagiaires du cours vidéo sont troublées par l’arrivée de la grande actrice, tandis que Carole ne la (re)connait pas. Suite à ce stage, Delphine et Carole deviendront amies, elles collaboreront sur plusieurs projets de films féministes dans les années 1970, comme SCUM Manifesto et Maso et Miso vont en bateau . Elles fonderont ensemble en 1982 le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir, premier centre d’archivage et de production de films sur ou réalisés par des femmes. »
« Cette photo a été prise par Carole Roussopoulos lors du tournage de Sois belle et tais-toi, réalisé par Delphine Seyrig en 1976. Delphine et Carole s’étaient rendues à Los Angeles pour filmer des actrices à Hollywood, notamment Maria Schneider, Ellen Burstyn et Jane Fonda. Delphine pose à ces femmes des questions qu’elle se posait à elle-même en tant qu’actrice : les rôles stéréotypés que leur offre le cinéma masculin, leur relation avec les réalisateurs et les producteurs, l’absence de relations chaleureuses avec d’autres femmes à l’écran… »
« Insoumuses est le nom du collectif vidéo fondé par Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos, Ioana Wieder dans les années 1970. Elles signaient collectivement leurs bandes vidéos, ébranlant l’idée de création individuelle propre au génie créateur. Leurs réalisations étaient des bandes vidéo d’autrices, au féminin pluriel. Paul Roussopoulos aurait un jour écorché le nom de leur ancien collectif « Les muses s’amusent », créant ce beau néologisme qui associe « muses » et « insoumises ». C’est un titre que je trouve évocateur quant à leur démarche : la création d’un « female gaze » – un regard de femmes sur le monde. Les insoumuses sont des figures autant inspiratrices que créatrices. »
« À travers ce film, j’ai voulu rendre hommage à ces femmes et à leurs combats, qui constituent un héritage précieux. Préserver leur mémoire permet de se constituer des ressources où puiser une confiance. Leur usage créatif de la vidéo incarne à mon sens une source d’inspiration pour créer de nouveaux espaces d’expression individuelle et collective. Même si le contexte a beaucoup changé, leurs actions donnent un éclairage nouveau aux luttes présentes. Les combats des années 1970 étaient marqués par une radicalité joyeuse et une grande liberté, comme en témoigne la première action du Mouvement de Libération des Femmes en 1971 : le dépôt d’une gerbe de fleur à la femme du soldat inconnu, accompagné du slogan : « ll y a plus inconnu que le soldat inconnu : sa femme ».
Propos recueillis par Léa André-Sarreau
: Femmes cinéastes : Portraits, Visions, Résistances
Carte blanche au Festival International de Films de Femmes de Créteil à la Cinémathèque du documentaire BPI – Centre Pompidou
Projection de Delphine et Carole, Insoumuses les 14 et 23 novembre. Réservation en ligne juste ici.
Images: Copyright Les Films de la Butte