Pierre Lhomme nous reçoit au dernier étage d’un immeuble haussmannien du quartier de l’Opéra : un point de vue idéal sur Paris pour celui qui a été le preneur d’images complice de Chris Marker pour Le Joli Mai. Dans son salon trône d’ailleurs, entre deux appareils photo, un dessin du célèbre chat souriant (l’avatar de Marker), manière de laisser planer la présence du disparu. En 1962, Pierre Lhomme signe non seulement l’image du Joli Mai, mais également celle du Combat dans l’île, le premier film d’Alain Cavalier, et cadre Le Signe du lion d’Éric Rohmer. Le chef opérateur traverse ensuite un demi-siècle de cinéma et travaille avec les plus grands : Jean-Pierre Melville pour L’Armée des ombres,Jean Eustache pour La Maman et la Putain, Robert Bresson pour Quatre nuits d’un rêveur, pour ne citer qu’eux.
Le Joli Mai est l’un de vos premiers films en tant que chef de poste. Comment avez-vous rencontré Chris Marker ?
Je ne lui ai jamais demandé pourquoi il m’avait téléphoné. Il me connaissait parce que j’avais été l’assistant de Ghislain Cloquet, un chef opérateur qui avait travaillé sur ses courts métrages et ceux d’Alain Resnais. Je pense qu’il cherchait un opérateur aimant bien travailler caméra à l’épaule et qui pourrait opérer discrètement.
Comment pense-t-on la photographie d’un documentaire ? Est-ce très différent de la fiction ?
Complètement différent. Lorsqu’on tourne un documentaire, on doit être ouvert à l’improvisation. On a des intentions, on rêve de certaines rencontres, mais il faut rester disponible à tout ce qui va arriver. Il faut également replacer Le Joli Mai dans son époque : c’était les débuts d’un cinéma d’enquête, un peu sociologique, qui se fait en son synchrone. Or j’avais connu l’époque durant laquelle le reportage se faisait sans le son ; on faisait de l’image, puis du commentaire. D’un seul coup, on a pu filmer et enregistrer. Ma grande découverte sur ce film, ça a été le son, qui m’a rapidement semblé aussi important sinon plus que l’image. J’avais besoin de tourner en étant plongé dans les mots, j’ai donc demandé à l’ingénieur du son, Antoine Bonfanti, de me donner un casque. On était entourés de fils !
Aviez-vous discuté d’une méthode avant de partir à la rencontre des Parisiens ?
Le souci premier de Chris était la qualité de la relation entre la caméra et les gens qu’on filmait. Il fallait être le plus simple, le plus modeste possible, ne pas les traumatiser avec nos outils, s’attacher à garder une attitude morale cohérente. Il fallait leur laisser le temps de s’exprimer – pris par surprise, ils ne vont pas bien s’exprimer. Je ne me rendais pas compte qu’on allait faire des plans si longs, alors que Chris en était conscient. La première interview du film – celle du tailleur – est l’une des premières que nous avons mise en boîte. J’ai filmé en continu, pendant plus de vingt minutes. Nous avions également la volonté de ne pas construire de faux dialogues, donc de ne pas couper dans les séquences. Prenons l’exemple de ce jeune couple que nous filmons sur les bords de Seine : si on ne garde qu’un montage de trois minutes, ils ont l’air nunuche ; alors que si on leur donne le temps de s’exprimer, leur personnalité fait surface.
Comment les aviez-vous rencontrés ?
Nous nous dirigions vers la Défense et en passant sur le pont de Neuilly, nous avons aperçu ce couple. Très spontanément, nous avons décidé d’aller leur parler. Les choses se faisaient simplement. Les gens comprenaient notre projet, au fur et à mesure qu’ils répondaient à nos questions. Il y a également des gens que nous avons interviewés parce qu’on nous avait parlé d’eux. Le peintre amateur, par exemple, était le réparateur du Solex d’Alain Resnais. C’est ce dernier qui nous avait conseillé de le rencontrer.
Quel était votre sentiment après avoir interrogé toutes ces personnes ?
Ça a été une expérience très salutaire. Toutes mes idées préconçues sont tombées pendant le tournage, le contact avec ces gens a tout chamboulé. J’ai vécu ça comme un véritable bouleversement intellectuel. On n’est pas préparé à parler avec les gens dans la vie : on est cloisonné, on gigote à l’intérieur d’un tout petit espace ; un espace qui peut s’agrandir avec l’écran de télévision, mais malheureusement, le plus souvent, celui-ci est mystificateur. Il me semble que le service militaire avait cette fonction de brassage social : dans une chambrée, on pouvait trouver un fils de mineur, un fils de notable, un garçon de province, un autre de Paris… Je dirais que tourner Le Joli Mai a été une expérience un peu similaire.
Le ton du film peut être facétieux. Aviez-vous le sentiment, avec Chris Marker, de faire un film de copains ?
Complètement. On s’entendait comme larrons en foire. Et puis, nous étions en pleine découverte des gens, tout le temps surpris par eux. En fin de journée, nous parlions de ceux qu’on avait rencontrés, nous étions fascinés. Comme ce jeune militant du FLN qui apparaît à la fin du film : il faut voir comment il parle de la vie, des femmes, de la guerre… Avec ce film, j’ai appris à écouter, alors que dans mon métier, on a davantage l’habitude de regarder – on est presque sourd quand on filme. À partir du Joli Mai, nous avons formé une équipe inséparable avec Chris et Antoine.
Y avait-il beaucoup d’heures de rushs ? Avez-vous participé au montage ?
C’est toujours délicat de faire face à une telle richesse de matériau. Il y avait quarante-cinq heures de rushes, le premier montage faisait sept heures. Des courts métrages ont été réalisés avec les chutes. On se promettait d’en utiliser pour monter d’autres films, mais malheureusement beaucoup de choses ont été perdues. Je n’ai pas participé directement au montage – à ce moment-là, j’étais en sanatorium. J’en parlais avec Chris au téléphone. Chris n’a gardé au montage que les gens qui étaient intelligibles, pittoresques mais pas trop. Car c’est le danger lorsqu’on filme des gens dans la rue : se laisser happer par le pittoresque. On peut rapidement tomber dans la mystification. Ce qui me frappe également, c’est la façon dont les gens s’expriment, très bien, avec du vocabulaire, et sans chercher à se donner en spectacle.
Dans le film, la voix off dit que dans dix ans, les gens ne reconnaîtront plus ces lieux. Aviez-vous l’impression d’immortaliser un Paris appelé à disparaître ?
Je connais bien Paris, j’aime beaucoup cette ville. J’ai filmé le Paris que je connaissais et il a beaucoup changé depuis. Une ville, c’est comme un visage : lorsqu’on le regarde tous les jours, on ne le voit pas changer. Mais en vingt ans, les transformations sont énormes. Je pense au quartier des quais de Seine : les habitants ont changé, le paysage a changé. La prison de femmes de la Roquette n’existe plus non plus, c’était l’une des dernières prisons de Paris.