Avant l’entretien, Pascale Breton nous explique pourquoi elle a les yeux rougis : elle est allergique à Paris. Née à Morlaix, la réalisatrice a passé une partie de sa jeunesse dans la capitale où elle a réalisé quelques courts métrages remarqués, mais elle a vite compris que Paris étouffait son désir de cinéma. C’est donc en Bretagne, sur sa terre natale, que la cinéaste est revenue s’installer pour réaliser Illumination en 2004. Depuis, elle a enchaîné les projets avortés faute de financements. Une décennie plus tard, la revoilà avec son deuxième long métrage, Suite armoricaine, dont l’héroïne, Françoise, fuit aussi Paris pour Rennes, ville de son adolescence. Françoise cherche ainsi l’apaisement, mais ses souvenirs enfouis vont remonter à la surface à travers plusieurs rencontres : un sombre étudiant qui l’intrigue, une vieille amie qui vit dans la rue. Bien que la cinéaste assume quelques points communs avec son héroïne, elle assure que le film n’a rien d’auto-biographique. Elle qui a mis si longtemps à revenir au cinéma a pourtant choisi de filmer un personnage qui expérimente la difficulté d’un retour.
Françoise retrouve la ville de sa jeunesse, Ion tire un trait sur son passé en prétendant que sa mère est décédée : votre film parle beaucoup de la mémoire.
Plus que la mémoire, je pense qu’il s’agit d’apprivoiser le temps sous toutes ses formes, en l’observant comme un animal sauvage. Par exemple, le temps d’un personnage n’est pas celui d’un autre, donc je donne parfois à voir plusieurs points de vue sur une même séquence. En tant que cinéaste, le temps a aussi été un outil pour construire le film. J’ai choisi d’étaler le tournage sur une longue durée (une année universitaire), avec beaucoup de pauses, notamment parce que Valérie Dréville était très prise au théâtre. En revanche, j’ai écrit le scénario très vite, en suivant les méthodes de Cesare Zavattini, metteur en scène et théoricien du Néoréalisme italien, qui pensait qu’on doit écrire comme on découvre un pays inconnu, sans connaître la fin ni savoir où on va.
Valérie Dréville est une grande actrice de théâtre, mais elle est plutôt rare au cinéma. Pourquoi l’avoir choisie pour le rôle principal ?
Dans Prénom Carmen de Jean-Luc Godard, elle est extraordinaire. C’est une actrice gigantesque, mais elle n’avait jamais joué de premier rôle. Du coup, je me disais que, si elle acceptait de faire le film, elle donnerait beaucoup. Le tournage s’annonçait difficile, il y avait dans ma démarche un côté « vœu de pauvreté », donc il fallait une actrice assez modeste, sans assistant, qui ne passe pas son temps dans un car loge. Je ne voulais pas de hiérarchie, je tenais à des modes de communication égalitaires, notamment avec les étudiants qui participaient au film – ils n’avaient pas le titre de stagiaires, mais d’étudiants associés.
Vous avez choisi comme décor principal le campus de Villejean. Que vous inspirait ce lieu ?
Je voulais ancrer le récit dans une université, car c’est un lieu éclectique, des individus différents peuvent facilement s’y croiser. C’est aussi un endroit qui me semblait synthétiser quelque chose de la ville. Cette fac est dans une dynamique très libertaire. Les dernières grandes manifestations étudiantes, en 2009, ont eu une grande portée ici. Il y a eu une répression insupportable. Ces blessures m’ont semblé encore ouvertes : il a vraiment fallu négocier pour obtenir une autorisation de tournage.
Vous avez filmé en format Scope, ce qui donne une large place aux paysages.
Le film traite beaucoup de géographie, notamment à travers Ion, qui y consacre ses études. Les personnages cherchent leur place dans ce monde, alors il fallait ouvrir le champ de la caméra pour montrer comment chacun négocie avec son environnement. J’ai aussi voulu que la nature soit très présente. D’ailleurs, les arbres apparaissent toujours en amorce dans les plans sur les bâtiments urbains. J’ai fait en sorte que les paysages prennent un caractère mental. On y retrouve l’atmosphère alchimique des tableaux de la Renaissance dans lesquels chaque élément a une signification.
Dans le film, il est question de l’identité et de l’imaginaire bretons, de la langue qui se perd, des légendes qu’on oublie.
Mes grands-parents parlaient breton. Mes parents le comprenaient un peu ; moi, pas du tout. Le vrai deuil du film, c’est celui de cette langue. Mais, en même temps, je mets en scène deux personnages d’étudiants en ethnologie qui choisissent la langue bretonne comme objet d’étude. Tout finit par revenir, je défends une vision du temps circulaire.
Pourquoi avoir choisi d’utiliser des images d’archives du Rennes du début des années 1980, en pleine vague punk ?
Je voulais que le générique de début raconte cette époque qui correspond à l’adolescence de Françoise et à la mienne. À travers ces images, on traverse ce temps de révolte en Bretagne. Je pense par exemple à la lutte des habitants de Plogoff contre l’installation d’une centrale nucléaire entre 1978 et 1981, qui a entraîné l’abandon du projet. Dans ce genre de manifestation, il fallait de la musique. On est alors passé de la culture des fest-noz à la musique punk. Du fait de la proximité de l’Angleterre, celle-ci est très vite arrivée en Bretagne.
Moon perpétue le mode de vie punk, ce qui l’exclut de la société contemporaine et conduit son fils à la renier. Quel message porte ce personnage ?
Quand on est jeune, on boit beaucoup, on goûte à toutes les drogues, on a besoin de tester les limites, d’expérimenter différents stades de conscience. Moon n’a pas trouvé son chemin. Elle incarne un thème très présent et souvent ressassé dans le film, celui de l’Arcadie. Elle l’évoque à travers le souvenir d’un voyage près de la mer Égée qu’elle a fait autrefois avec son fils. Elle y pense comme à un éden perdu. Ion dira qu’il veut refaire ce voyage, comme pour boucler la boucle. L’Arcadie est aussi le sujet des cours d’histoire de l’art que donne Françoise.
Le montage de Suite armoricaine a un rythme très alangui, flottant, qui tranche avec la dureté des événements relatés dans le film. Les personnages semblent toujours se déplacer comme s’ils se promenaient.
Pour le montage, j’ai pensé aux vagues, autant pour leur rythme que pour leur mouvement de flux et reflux. On a construit le film de façon à ce que l’intrigue avance à reculons : chaque rencontre occasionne un retour dans le passé. Mais c’est vrai que le tempo du film est propice à la flânerie. D’ailleurs, lorsqu’ils se rencontrent enfin, Françoise propose à Ion une virée à la campagne. C’est une chose que je fais quand je rencontre des jeunes gens qui sont tristes. Je les emmène en balade. C’est une transmission par la vie, par le fait d’être ensemble.
Suite armoricaine
de Pascale Breton (2h28)
avec Valérie Dréville, Kaou Langoët…