A priori, le grand poète chilien Pablo Neruda et l’ex-première dame des États-Unis Jackie Kennedy ont peu en commun. Et pourtant. Sous l’œil du Chilien Pablo Larraín (Tony Manero, No, El Club), qui consacre à ces deux icônes deux passionnants anti-biopics, il y a chez eux le même désir de marquer l’histoire de leur empreinte. Hasard du calendrier, les deux films sortent en France à un mois d’intervalle. L’occasion de faire dialoguer les motifs de Neruda et Jackie avec le metteur en scène virtuose.
Pourquoi un film sur Pablo Neruda ? C’est un poète que vous admirez particulièrement ?
Je suis chilien, et Neruda est l’âme de mon pays. Chaque pays a ses historiens, ses journalistes, ses intellectuels, qui relatent et enregistrent ses faits historiques. Mais d’une certaine manière, le Chili a été défini par ses poètes plus que par n’importe qui d’autre. Si vous voulez comprendre qui nous sommes vraiment, notre imaginaire et notre identité, vous devez lire nos poètes. Et en particulier Neruda. Au Chili, il est dans l’eau, la terre, les arbres, partout. Car il a écrit sur tout.
S’attaquer à un tel mythe national était intimidant ?
Oui, c’était un peu effrayant, il y avait tant de choses à dire sur lui. L’idée de se concentrer sur deux années de sa vie marquées par une course-poursuite vient de mon frère : après avoir ouvertement critiqué le gouvernement populiste en 1948, le poète communiste Neruda, alors sénateur, doit fuir le pays. C’est inspiré de faits réels, mais ça reste une fiction. Car c’est un film sur l’univers de Neruda, son cosmos intérieur, tout ce qu’il a créé autour de lui, qui dépasse sa vie.
Le film montre aussi un homme qui sait faire entendre ses idées politiques, aussi bien dans ses poèmes que dans une pissotière, dès la scène d’ouverture.
On pense que les politiciens débattent uniquement dans les salles de congrès ou les palaces, mais je crois que la plupart des décisions sont prises dans des ascenseurs, des bars, des taxis, des voitures, des avions, et des toilettes, donc. Ça me faisait rire de montrer que le sort de la République puisse être déterminé en urinant. Les tonalités se mêlent ainsi tout au long du film. C’est à la fois une comédie noire, un road movie, une poursuite policière façon jeu du chat et de la souris, ou encore, dans sa dernière partie, un western existentialiste. Montrer des politiciens dans des toilettes, c’est une manière d’évoquer par l’humour l’absurdité du monde.
Vos parents sont eux-mêmes des politiciens chiliens de premier plan. Votre père, Hernán Larraín, est sénateur, président du parti conservateur I.D.U. et ancien président du Sénat ; et votre mère, Magdalena Matte, a été ministre du Logement et de l’Urbanisme de 2010 à 2014. Ce vécu a-t-il nourri votre intérêt pour les coulisses du pouvoir ?
Effectivement, mon enfance a sans doute nourri mon point de vue sur la politique. Quand vous êtes dans la salle à manger avec vos parents, vous observez des choses qui ne sont pas visibles de l’extérieur, dans la sphère publique. C’est là où naissent les crises, mais aussi où se fabriquent les plans, les décisions ou les rêves. C’est donc un bon endroit pour observer, car c’est l’endroit le plus dangereux. Quand vous avez du danger, vous avez des gens qui prennent des risques, et quand des gens prennent des risques, vous avez du cinéma.
Lorsque vous évoquiez le mélange des genres dans Neruda, vous n’avez pas mentionné le biopic. Pourquoi ?
Je ne m’intéresse pas au biopic. Ce concept est absurde. Le biopic impliquerait qu’on puisse capturer l’identité de quelqu’un et la compacter dans un film. Ça me paraît impossible, particulièrement avec des personnalités comme Neruda ou Jackie, qui sont complexes, indémêlables. Mon film s’intitule Neruda, mais en réalité j’ignore qui il était. On est assis dans cette pièce dans laquelle il a vécu pendant deux ans Si vous le regardez de près, vous pouvez lire qu’il a été dédicacé à Neruda à l’époque où il séjournait ici. C’était un collectionneur. Sa maison a des airs de musée, remplie d’objets venant du monde entier. C’était un expert en vin ; un excellent cuisinier ; un expert en littérature, bien sûr, lecteur obsessionnel de grands romans ; un politicien, leader du Parti communiste, sénateur, qui a failli être président de mon pays ; et un poète, l’un des plus grands de l’histoire… Il avait une vie si multiple, des relations si diverses avec des autorités, des femmes, des amis, des artistes… Comment faire rentrer cet homme dans un film ? Impossible. C’est donc un antibiopic.
C’est aussi une traque policière, avec Gael García Bernal dans le rôle de l’inspecteur Óscar Peluchonneau qui, comme Neruda, entend construire sa propre légende. En un sens, les deux personnages ont besoin l’un de l’autre.
Dans mon pays, les historiens débattent encore sur l’épisode de la traque de Neruda. Pourquoi n’a-t-il pas été capturé par les trois cents policiers à la solde du président Videla ? Il y avait à l’époque environ un million d’habitants à Santiago. Aujourd’hui, nous sommes six fois plus, donc si vous remettez ça à l’échelle actuelle, c’est comme si deux mille flics cherchaient un mec qui fait des fêtes et se balade dans le pays sans trop se cacher. Pour moi, ils ne voulaient pas l’attraper. Qu’auraient-ils fait de Neruda en prison ? On a décidé de jouer avec cette idée, en montrant deux personnages qui ont besoin l’un de l’autre. Neruda construit sa légende pour pouvoir défendre son peuple ; Peluchonneau cherche la reconnaissance en chassant Neruda. Et, au final, en combinant politique, littérature et désir, ça devient une sorte d’histoire d’amour !
Avec sa structure non linéaire trouée de flash-back, le montage crée un effet irréel. Comme si vous aviez voulu épaissir le mystère Neruda à mesure que l’inspecteur s’en approche.
Le script a été très difficile à écrire. Cent quatre-vingt-dix pages environ, qu’on a essayé de ramasser durant les six derniers mois. Je ne savais pas comment le film allait se terminer… Mais j’ai aimé ça, justement. Cette incertitude. On avait tourné énormément de séquences, avec huit ou neuf angles à chaque fois, donc le montage a été une étape décisive. Le monteur Hervé Schneid a imprimé une poésie et un rythme très singuliers : le film change constamment d’humeur et de direction. Or, ce qui compte plus que tout au cinéma, ce n’est pas le scénario ou la structure, mais l’expérience émotionnelle, et donc le rythme. L’atmosphère.
Le film, toujours en mouvement, offre aussi une expérience presque psychédélique, avec l’usage de contre-jours, de halos lumineux et de filtres de couleurs. Vous recherchiez une forme d’étourdissement ?
On voulait du mouvement, de l’émotion. La caméra bouge constamment. Et on n’avait pas peur du soleil. On suivait juste le tempo des personnages, des paysages qui changent tout le temps. J’ai essayé d’imprimer de rythme si typique des poèmes de Neruda au cœur de la mise en scène.
Dans Jackie, vous vous intéressez à une autre figure historique, Jackie Kennedy, juste après l’assassinat en 1963 de son mari, JFK.
Ce moment est décisif, car il mêle splendeur et horreur. C’est une crise, le genre de circonstances où les gens montrent vraiment qui ils sont. Chacun d’entre nous aurait réagi d’une manière inattendue. Ce que Jackie Kennedy fait est puissant et témoigne d’une grande force. Au fond, elle porte sur ses épaules la douleur de tous les Américains, en tant que femme et en tant que mère.
Après avoir humanisé son mari lors d’une visite télévisée de la Maison-Blanche dont vous relatez les coulisses, Jackie entend rappeler sa grandeur présidentielle pour les funérailles, qu’elle veut grandioses. Comme dans Neruda, l’enjeu du film est moins le fait historique que son écriture, bref, sa mise en scène.
Oui, c’est un film sur le storytelling. Jackie Kennedy a décidé de protéger l’héritage de JFK. En agissant ainsi, elle fait de lui une légende. Et, par conséquent, sans le remarquer, elle devient une icône, et pas seulement de la mode. C’est une réflexion sur la façon dont se construit l’image publique, par un jeu d’illusionniste, thématique qu’on retrouve dans Neruda, mais aussi dans No, qui était une réflexion sur les médias et leur utilisation. Avec le temps, les médias deviennent l’histoire. Et l’histoire est incontrôlable. C’est fascinant de voir comment certaines personnes se mesurent ainsi à ce qui reste par essence incontrôlable. Car lorsqu’on essaie de façonner sa légende, ou celle d’un autre, il y a toujours un fossé entre l’intention de départ et le résultat. Ce qu’on a essayé de fabriquer est bien souvent jugé différemment ensuite par les historiens. C’est cette porte d’entrée qui m’intéresse, et la fiction nous permet de la pousser.
« Neruda » de Pablo Larraín
Wild Bunch (1 h 48)
Sortie le 4 janvier