« Dans ce film, un suspens est introduit, parce qu’il y a une pomme de terre qui brûle. C’est peut-être la première fois que ça arrive dans l’histoire du cinéma. » Face aux journalistes condescendants du Masque et la Plume, qui peinent à saisir l’ampleur politique de son film Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, Chantal Akerman ne se démonte pas. Infiltrée incognito dans le public de la célèbre émission radiophonique, elle saisit le micro pour défendre sa vision : son héroïne n’est pas une « schizophrène », mais une femme au foyer aliénée par l’ordre inébranlable du quotidien. La séquence est impressionnante – elle dit la capacité d’Akerman à faire trembler le boys club très fermé qu’était alors la critique française. Qu’est-ce qui a pu leur faire si peur, dans l’œuvre de cette jeune cinéaste belge de 25 ans, à l’insolence tranquille ? Sans doute le fait que Jeanne Dielman exhibe, sur une durée éreintante (3 heures et 18 minutes), un impensé social, en mettant en scène les gestes sisyphéens d’une veuve (Delphine Seyrig) qui se prostitue pour payer ses factures, et dont la vie s’organise comme un ballet mécanique. Peut-être aussi la déflagration qu’il provoque au Festival de Cannes, où il est présenté à la Quinzaine des réalisateurs en 1975.
« Jeanne Dielman » de Chantal Akerman élu meilleur film du monde (et c’est une petite révolution)
Adoubé par Marguerite Duras, papesse de la littérature moderne (« À la sortie de la projection, Duras a dit, en parlant du personnage, “Cette femme est folle”, ce qui dans sa bouche constituait le plus grand des compliments », racontera Akerman), le film est conspué par les critiques conservateurs. Ils pressentent sans doute que Jeanne Dielman n’est pas seulement un geste esthétique fou, expérimental. Il inaugure aussi une nouvelle façon de faire du cinéma, plus inclusive – son équipe est presque entièrement féminine (Évelyne Paul, Corinne Jenart et Liliane de Kermadec à la production, Babette Mangolte à la photographie, Bénédicte Delesalle et Nicole Geoffroy au cadrage, Patricia Canino au montage). C’est un film fait par des femmes, qui parle des femmes – et interpelle des hommes tentés de détourner le regard.
LES FEMMES INVISIBLES
Pour créer le personnage de Jeanne, Chantal Akerman convoque des images de son enfance bruxelloise – plus particulièrement de sa mère et de ses tantes, silhouettes toujours de dos, penchées, sans visage, affairées à porter des paquets. La servitude de leur quotidien, imprégné des rituels juifs, a inspiré la trame du film, jusqu’à contaminer sa forme : l’écriture d’Akerman obéit à la discipline du Nouveau Roman, se concentre sur les effets plutôt que sur les affects. Dans le making of de Sami Frey consacré au tournage du film, on s’étonne de la désinvolture avec laquelle Akerman, alpaguée par Delphine Seyrig pour connaître les motivations de son personnage, rejette tout storytelling psychologique : « Mais on s’en fout, Delphine. Tu coupes des patates, point. »
Ce qui importe, c’est que chaque geste soit décrit chirurgicalement, que chaque action soit enregistrée dans une durée proche du temps réel pour faire émerger cette idée : la femme au foyer n’est qu’une mortifère construction sociale au service de l’ordre patriarcal. Si l’ordinaire robotique de Jeanne résonne comme celui de toutes les femmes, c’est aussi grâce à son interprète, Delphine Seyrig, et au contre-emploi génial qu’en fait Chantal Akerman. Lorsqu’elle sollicite la réalisatrice pour obtenir le rôle, après avoir dévoré le scénario, l’actrice bénéficie d’une aura sophistiquée, façonnée par ses collaborations avec Alain Resnais, François Truffaut et .
Or Akerman la dépouille de cette aura séduisante à des fins politiques : « Chantal Akerman aurait pu choisir une actrice de la classe populaire belge, comme sa mère, qui correspondait aux codes du naturalisme. Mais elle se dit : si cette femme-là, avec ce corps, cet habitus social, est à la place de l’asservissement absolu, ça va être insupportable à tout le monde. Tout à coup cette place devient invivable, bien plus que si on y mettait une femme dont tout le dressage social a travaillé, conspiré à lui faire tenir cette place-là », nous confie Jean-Marc Lalanne, qui publie un livre dédié à l’actrice, Delphine Seyrig. En constructions (Capricci). Choisir Delphine Seyrig, c’est rendre visible l’invisible, rendre insupportable aux yeux de tous ce qui paraissait parfaitement tolérable dans l’anonymat.
ENTENDRE LE SILENCE
Voir Jeanne Dielman est d’abord une expérience organique et sonore. La rareté et le laconisme des dialogues en font un film de sons plus que de langage – Delphine Seyrig y est d’ailleurs presque réduite au mutisme, privée de sa voix intimidante. Le bruit d’une porte qui claque comme un adieu discret au monde, des clés qui tournent dans les serrures sans ouvrir sur rien, la musique triste du robinet qui coule, l’orchestre produit par les cliquetis de la vaisselle… Jeanne Dielman est la gardienne de ce tombeau muet. Ce silence humain ne sera brisé qu’à la fin, par le cri d’un client que Jeanne tue d’un coup de ciseaux. Le motif du crime ? Il l’a fait jouir, et Jeanne doit faire taire la petite voix du plaisir qui vient d’ouvrir une brèche dans son univers désincarné : « C’est la défection, l’ébranlement de l’ordre symbolique qui la protège. Cette jouissance crée une peur panique, qu’elle ne peut pas supporter. Il n’est pas indifférent qu’elle le tue avec une paire de ciseaux, l’outil de montage avant le numérique. Ces ciseaux sont une manière de couper la scène, d’introduire un cut dans ce plan séquence qui a filmé en continu l’intolérable de la jouissance », explique Jean-Marc Lalanne.
Il plane tout de même un doute sur ce geste. On pourrait y lire, plutôt qu’une abnégation, les effets d’une liberté désespérée. Jeanne « tue le phallus », pour reprendre une déclaration de Chantal Akerman à la sortie du film. Elle esquisse pour la première fois une action qui lui appartient. Ce n’est pas pour rien que la réalisatrice laisse son héroïne s’absenter dans des angles morts. Jeanne excède les limites du cadre, sans que l’œil fixe de la caméra ne la suive. Comme si Akerman lui permettait de conjurer son destin, de passer d’objet à sujet du regard. Jeanne Dielman est entré dans l’histoire. Non pas grâce à l’assentiment de Sight and Sound, ni parce qu’il est le premier film d’une femme cinéaste à glaner cette place, mais parce que les bruits de la prison domestique de Jeanne résonnent pour toujours dans nos oreilles.
Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman, Capricci Films (3 h 18)
Delphine Seyrig. En constructions de Jean-Marc Lalanne (Capricci, 184 p., 17 €)