Nathaniel Rich : «Tout est changement climatique! Et il a déjà des effets sur nous »

Dans son beau livre « Un monde dénaturé », le journaliste américain Nathaniel Rich publie plusieurs de ses reportages, dont celui qui a inspiré le film « Dark Waters » de Todd Haynes. En visio depuis La Nouvelle-Orléans, le reporter a répondu aimablement à nos questions… et nous a même montré une méduse « immortelle ». Il sera l’invité de mk2 Institut ce 3 avril, au mk2 Bibliothèque à 20h.


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Un homme qui veut ressusciter une espèce de pigeon, un lapin fluorescent génétiquement modifié, une énorme fuite de méthane… Quel est le point commun entre toutes les histoires publiées dans votre livre ?

Elles parlent toutes de personnes ordinaires qui ont pris conscience de la transformation dramatique de notre monde, et qui réfléchissent à la manière dont nous devons changer pour non seulement survivre mais aussi préserver notre humanité. C’est une idée commune à tous mes articles : je m’intéresse autant aux effets du changement climatique qu’aux reconfigurations intimes, morales et émotionnelles que ce phénomène, dont l’activité humaine est responsable, provoque en nous. Comment cela change-t-il nos vies quotidiennes ? Comment cela affecte-t-il nos prises de décisions pour le futur ? Dans quel monde voulons-nous vivre ? En fait, l’idée avec ces reportages est d’essayer de comprendre comment nous naviguons au sein de notre époque si étrange. Et de montrer à quel point cela implique des choix, mais aussi des réponses difficiles, complexes, au-delà des discours classiques sur qui sont les gentils et qui sont les méchants.

mk2 Institut

On parle beaucoup de crise écologique ou encore d’urgence climatique. De votre côté, vous parlez d’« effondrement civilisationnel ». Pourquoi ?

Nous sommes depuis des siècles englués dans l’idée selon laquelle nous serions extérieurs à la nature : cette dernière serait une ennemie qu’il s’agirait de contrôler et d’assujettir. Pourtant, en tant qu’humains, nous faisons partie d’un écosystème, et nous sommes partie intégrante de la nature. Et, quand l’écosystème dans lequel nous évoluons change, se dégrade, nous nous transformons nous aussi avec. La grande menace à laquelle nous faisons face n’est donc pas la fin du monde, mais l’effondrement de l’architecture de notre société, car celle-ci est basée sur des conditions environnementales et climatiques que nous avons prises pour acquises. Or, prendre soin de la nature, c’est aussi prendre soin de notre identité et de ce qu’il y a de beau en nous en tant qu’êtres humains. Nous devons prendre nos responsabilités vis-à-vis de cela.

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Vous vivez à La Nouvelle-Orléans, en Louisiane. Vous montrez qu’il s’agit d’un territoire paradigmatique des effets dévastateurs et injustes du changement climatique.

Il s’agit de fait d’un territoire du futur : ses habitants expérimentent déjà une dure réalité climatique, qui sera bientôt celle de l’ensemble de la planète. Aux États-Unis, il y a souvent l’idée qu’il suffirait d’aller vivre un peu plus au nord pour échapper au changement climatique. Mais, évidemment, la situation n’est pas aussi simple : toutes nos sociétés sont basées sur des conditions envi­ronnementales qui sont aujourd’hui ébranlées. Cela renvoie en outre à la cruauté du changement climatique, qui exacerbe toutes les inégalités qui sévissent déjà au sein de nos sociétés : tout le monde ne peut pas déménager, sachant par ailleurs qu’au final il n’y a pas d’échappatoire possible ! Il est essentiel de rappeler que le changement climatique n’est pas un enjeu politique parmi d’autres, mais bien qu’il a des effets sur tous les autres sujets : les inégalités économiques, raciales… Tout est changement climatique ! Et il a déjà des effets sur nous.

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Le Japonais Shin Kubota, génial chercheur – et chanteur ! –, qui étudie les méduses « immortelles », dit dans votre livre qu’un « changement spirituel est nécessaire ». Quelle forme celui-ci devrait-il prendre ?

Regardez, j’ai une photo d’une de ces méduses ! (Nathaniel Rich, tout sourire, se déplace de son bureau pour nous la montrer.) C’est mon reportage préféré du livre : quand Shin Kubota m’a dit ça, j’ai été très ému. C’était un magnifique moment. Par changement spirituel, il veut surtout parler de changement culturel. La première étape de celui-ci serait de comprendre notre fragilité en tant qu’humains, ainsi que celle des autres écosystèmes dont nous dépendons. Et la nécessité de les respecter, plutôt que de vouloir les dominer. La Terre est notre maison, notre cœur ; c’est tout ce que nous aimons et ce à quoi nous sommes attachés. Évidemment, il existe déjà des traditions indigènes et différentes cultures qui appréhendent leur relation à la Terre de cette manière. Mais il faudrait que cela se développe de façon plus universelle… ou du moins chez une majorité d’électrices et d’électeurs dans les pays démocratiques ! Cela dit, ça a déjà commencé : depuis 2018 et le mouvement mondial de la jeunesse pour le climat, il y a eu une vraie évolution. Des années 1990 à 2010, le discours écologiste reposait sur un argument de raison, avec l’idée de dire qu’il serait vraiment stupide de ne pas agir. Mais ce n’est pas suffisant, et, aujourd’hui, c’est un argument moral qui est avancé : non seulement ne pas agir, par exemple en ne mettant pas fin aux énergies fossiles, est stupide, mais cela relève en outre d’une faillite morale, d’une trahison de toutes les valeurs fondamentales de l’être humain : l’égalité, la justice, le fait de prendre soin des plus précaires.

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Dans le livre, vous faites beaucoup référence à la pop culture. En quoi les arts et les imaginaires peuvent-ils nous permettre de rattraper ce que vous nommez notre « retard de l’âme » à propos de ces enjeux ?

Il existe de nombreuses œuvres dystopiques concernant ces sujets, ce qui est une bonne chose. Mais il est également essentiel pour les arts, la culture, mais aussi pour le journalisme d’aborder la question de façon plus complexe, notamment en explorant notre réponse émotionnelle à cette crise que nous vivons toutes et tous à divers niveaux. Quand je rencontre des scientifiques, ils me disent qu’il faut absolument parler de tel ou tel sujet. Il est en effet essentiel d’informer le public. Mais, au-delà de dénoncer tel ou tel scandale, la culture, les arts et le journalisme ont un autre rôle important : celui de permettre de se confronter à tous ces sujets d’une façon plus personnelle, émotionnelle – d’où cette idée de « retard de l’âme », que j’emprunte au romancier William Gibson. J’ai le sentiment qu’il existe un réel désir chez les gens d’appréhender cela d’une manière plus intime. Et les films, les livres ou encore le journalisme narratif peuvent les aider en ce sens.

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D’ailleurs, en 2020, Todd Haynes a adapté au cinéma l’un des articles publiés dans votre livre : Dark Waters. Comment ce projet a-t-il vu le jour ?

Avant de figurer dans ce livre et d’être adapté au cinéma, mon article avait été publié dans le New York Times Magazine. J’y racontais le combat de l’avocat Robert Bilott contre la multinationale DuPont, qui, en utilisant une substance chimique cancérigène [le PFOA, ndlr], a provoqué un scandale sanitaire et écologique au niveau mondial. Ça a été l’article du magazine le plus lu en 2016. J’en ai ensuite vendu les droits à Participant Media, une société qui produit des films à messages sociaux. Le comédien et militant écologiste Mark Ruffalo a été le premier à s’impliquer dans le projet. J’ai ensuite consulté un scénariste, et j’ai été extrêmement heureux quand Todd Haynes, l’un de mes cinéastes favoris, a accepté de réaliser le film. Je n’ai pas collaboré avec lui directement, mais les acteurs et actrices et lui-même ont fait un travail fantastique. Dans Dark Waters, ils racontent cette histoire d’une façon très juste et très fine, avec une grande puissance dramatique : ils montrent de façon très belle les bouleversements intimes provoqués par ce scandale. Ça a été un vrai cadeau de voir mon travail si bien adapté, d’autant que le film semble avoir eu une influence majeure.

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« Nathaniel Rich – Comment retrouver le monde que nous avons perdu ? » Rencontre modérée par le journaliste Thibaut Sardier (Libération), le 3 avril au mk2 Bibliothèque à 20 h

tarif : 15 € | étudiant, demandeur d’emploi : 9 € | − 26 ans : 5,90 € | carte UGC/mk2 illimité à présenter en caisse : 9 € | séance avec livre : 23 €

Un monde dénaturé de Nathaniel Rich (Éditions du sous-sol, 336 p., 23 €)