Lieutenant sadique chez Claire Denis, zombie spleenétique chez Dominique Rocher, extravagant M. Merde chez Leos Carax… Le stupéfiant Denis Lavant a publié en septembre son autobiographie, Échappées belles. L’acteur contorsionniste s’y raconte à travers ses expériences au cinéma et au théâtre, mais aussi à travers des anecdotes intimes. Intrigués depuis longtemps par le charme étrange qu’il dégage, on a voulu le faire réagir à ces quelques citations qui révèlent sa vision poétique du corps et de l’espace.
« Les rêves, la vie, c’est pareil ! ou alors ça vaut pas la peine de vivre. Et puis qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse la vie, c’est pas la vie que j’aime, c’est vous ! »
Baptiste à Garance dans Les Enfants du paradis de Marcel Carné
« C’est un film qui a alimenté mon imaginaire très tôt, qui m’a servi comme être humain et comme comédien. Je devais avoir 10-12 ans quand je l’ai découvert avec mes parents. J’étais notamment fasciné par le personnage introverti et discret de Baptiste, joué par Jean-Louis Barrault, au sommet de son art. Ce personnage de mime est tellement en phase avec lui. Son travail sur le corps dans le film retentit dans d’autres films, d’autres pièces de théâtre dans lesquels il a joué. Baptiste fait partie d’un trio qui m’importe dans Les Enfants du paradis, avec Fréderick Lemaître , le tragédien, le grand séducteur par la parole, qui est un peu son pendant, et la figure de Lacenaire, le poète criminel qui est merveilleusement joué par Marcel Herrand. Tous les trois m’ont influencé, nourri, habité. Moi-même, je me suis d’abord adonné à l’expression corporelle avant de passer à la parole. »
« Je ne parlerai pas, je ne penserai rien : / Mais l’amour infini me montera dans l’âme, / Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien, / Par la Nature, – heureux comme avec une femme. »
« Sensation », poème extrait du recueil Poésies d’Arthur Rimbaud
« Je reconnais tout de suite ce poème. Pour moi, ça correspond au début de mon expérience poétique. C’est là que j’ai compris que la poésie, ça n’était pas simplement de belles phrases, c’était du vécu. Dans ma jeunesse, avant même d’avoir l’idée de faire du théâtre ou du cinéma, j’ai développé ce rapport-là au monde. J’étais très perméable. La poésie – celle de Rimbaud, d’Apollinaire ou de Baudelaire –, ça m’a montré ce que je pouvais ressentir. Ça a mis des mots sur des émois que je n’arrivais pas à décrire. C’est une sorte de communion avec les choses, les impressions, les couleurs. »
« Je continue comme j’ai commencé, pour la beauté du geste. »
Oscar à son employeur dans Holy Motors de Leos Carax
« Cette ligne de dialogue entre l’employeur, incarné par Michel Piccoli, et Oscar, mon personnage – un pantin, un histrion –, me parle directement en tant que comédien. Comme je disais, la danse, le geste, c’est mon premier langage. Et en même temps, « pour la beauté du geste », ça veut dire « pour rien », « de manière désintéressée ». C’est très bien vu. La première fois que je l’ai lu ce passage, j’y ai vu une discussion entre Leos et moi. Parce que, avant de confier le rôle à Piccoli, Leos avait pensé à lui-même jouer l’employeur . On n’a pas de proximité familière dans la vraie vie mais, quand on se retrouve pour tourner, on prend presque comme prétexte le film pour communiquer intensément. »
« Qui, dans l’arc-en-ciel, peut marquer l’endroit où finit le violet et où commence l’orange ? »
Billy Budd, marin de Herman Melville
« J’avais lu ce texte pendant la préparation de Beau travail de Claire Denis, parce que le film est librement inspiré de cette nouvelle de Melville qu’elle a transposé à Djibouti, dans la légion étrangère. C’est l’histoire d’un trio formé par le commandant . C’est un film que j’ai pris beaucoup de plaisir à faire, ça a été un moment fort. La relation avec Claire n’était pas simple au départ, parce qu’elle était extrêmement soucieuse. À un moment, on s’était fâchés, et j’ai été viré, en quelque sorte. Donc sur le coup, j’ai accepté une proposition de théâtre et Claire a engagé un autre comédien pour jouer mon rôle. Mais, comme elle avait pensé à moi depuis le début pour interpréter Galoup, elle m’a finalement rappelé quand les problèmes de production se sont résolus. Elle est venue me chercher et on est partis ensemble à Djibouti. J’étais à la fois très content et très inquiet, j’ai toujours un peu peur quand je voyage. Sur place, il fallait que je fasse corps avec ce paysage rude, difficile de Djibouti, si je voulais que mon personnage soit crédible. Cette ville était plus qu’un décor, c’était un partenaire. Une fois qu’on s’est retrouvé au travail avec Claire, on s’est entendu à demi-mot. On a beaucoup échangé poétiquement. Pas tellement à travers le texte de Billy Budd, mais à travers les poèmes de Melville, qui sont très concis, très intelligents. J’ai vécu un pur moment de bonheur en tournant la scène de danse dans la boîte de nuit, dont j’avais improvisé la chorégraphie. »
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« Il doit y avoir quelque part au fond de moi une figure hors-norme, hors-temps, un aspect poético-prophétique. »
Échappées belles de Denis Lavant
« Comme je suis sensible aux signes, aux choses qui jalonnent un trajet artistique, je m’interroge sur la continuité de mes rôles. C’est une énigme. Forcément, il y a quelque chose qui se fait instinctivement, des figures vers lesquelles je me tourne parce qu’elles trouvent un écho en moi, mais c’est assez récurrent qu’on me confie des rôles d’entités, si je puis dire. Des rôles d’anges gardiens ou de démons. Des personnages qui ne sont pas des protagonistes de la narration, qui sont au-dessus ou en dessous, interviennent comme des deus ex machina, comme on dit au théâtre. Je me dis : “Qu’est-ce qui suscite ça ?” Je n’en tire aucune conclusion, mais ça me réjouit. »
: Échappées belles de Denis Lavant (Les Impressions nouvelles, 192 p.).
Portrait © Luc Valigny