Avant 21-22 ans, vous n’alliez pratiquement jamais au cinéma. Comment avez-vous fini par vous y intéresser ? Pensez-vous que ça ait influencé votre mise en scène, de ne pas avoir formé votre regard dès l’adolescence ?
C’est vrai qu’avant, le cinéma ne m’intéressait pas du tout : je voyais quelques films à la télé et j’allais peut-être une fois par an au ciné. Simplement, je crois qu’il y a des moments dans la vie où on se pose des questions sur ce que l’on vadevenir. Et à cette période, même si mes études de biologie me plaisaient d’un point de vue intellectuel, je sentais très bien que je n’allais pas trouver un boulot là-dedans. Je me suis donc réorienté vers un cursus de communication visuelle. Là, un prof nous a montré le début de 2001 l’Odyssée de l’espace. Ça a complètement ouvert mon esprit. Même si je ne l’ai pas tout à fait compris, ça m’a donné envie de faire mes propres images. Ensuite, ce prof nous a demandé de réaliser un film. Je me suis senti libéré et autorisé à exprimer des choses que je ne pouvais pas dire avant. À mon sens, le fait de ne pas avoir rêvé de devenir réalisateur est un truc assez sain. Je m’y suis mis parce que j’en ai ressenti le besoin, pas par fantasme. Je crois que c’est pour cette raison que mes films sont aussi concrets, très proches des personnages.
Vous avez signé plusieurs courts, dont Essaie de mourir jeune présenté en 2015 au festival de Clermont-Ferrand. À quel moment vous êtes-vous décidé à passer au long-métrage ?
C’était une suite logique. Compte tes blessures puise dans l’univers d’un précédent court, American football (2012), qui parlait de la même musique ; et Essaie de mourir jeune évoquait déjà les relations père/fils, avec un angle différent. Le long s’est nourri des courts, et, comme j’étais à La Fémis, en scénario, et qu’on développait déjà des projets de longs métrages… Compte tes blessures était en fait mon scénario de fin d’études.
Le rock alternatif et le post-hardcore étaient présents dans vos autres réalisations. Qu’est-ce qui vous attire autant dans cet univers underground ?
J’ai découvert cette musique durant l’adolescence et c’est d’abord son énergie, cette façon d’expulser les choses, qui m’ont plu. Ça me touchait et m’aidait aussi à vivre. Le punk rock est assez jovial, alors que le hardcore ou post-hardcore ont un côté cathartique. Je pense que ces différents genres ont balancé ma vie, m’ont aidé à grandir. Il y a aussi une forme de beauté dans le cri.
Les sentiments qui circulent entre Vincent, son père et Julia sont très intenses et complexes, mais ils se déploient le temps d’un film assez court (1h20). Cette envie de ramasser l’histoire s’est imposée dès l’écriture ?
Oui. J’aime l’idée que le film soit une boule d’énergie, presque un coup de poing. C’est un premier long alors j’avais besoin de faire sortir des choses. Je voulais vraiment que le film dure 1h20/1h30, pas plus ; j’aime les films d’Alan Clarke parce qu’ils sont narrativement très efficaces. Mon objectif est d’atteindre une simplicité maximale en essayant d’être au plus proche du ressenti des personnages. Je n’ai pas de relation affective avec telle ou telle scène, en me disant : « Ce passage, je l’aime bien ». Non, le film est indépendant de moi, et en fait, c’est lui qui décide.
Au-delà de l’écriture, les personnages avaient besoin d’êtres férocement incarnés pour transcender un point de départ plutôt classique (mère absente, relation père/fils contrariée). Comment avez-vous dirigé vos acteurs ?
C’est très vivant, j’essaie de dépasser ce qui est écrit. Le scénario est juste un tremplin pour aller ailleurs, en tout cas aller plus loin. On déplace, on remplace, on invente. Seul, à l’écriture, je ne peux pas tout faire sortir, alors j’ai besoin de l’énergie de tout le monde. Il y a des improvisations mais je ne saurais plus dire ce qui l’est et ce qui ne l’est pas. Par exemple, il y a une scène où Kévin (Azaïs) craque, pleure ; elle n’était pas dans le scénario mais je savais que je voulais la tourner : elle est née en une prise et tout l’enjeu du film y est contenu. C’est représentatif de la façon dont toute l’équipe a travaillé.
À travers les tatouages, le désir et la musique, le film laisse les corps s’exprimer, alors que les mots génèrent des tensions.
Je crois qu’une des choses les plus difficiles dans la vie est de trouver les mots. Les bons mots pour nommer et pour expliquer. On passe notre temps à chercher d’autres moyens d’y arriver : se tatouer, écrire, chanter, ne rien dire, ou se faire du mal. Dans le film, le fait que Vincent se fasse tatouer s le visage de son père sur le cou est un geste important : c’est lui dire « je t’aime » sans lui dire frontalement. Ça a même plus de poids puisque c’est à vie.
Il y a beaucoup de plans serrés sur les visages, notamment sur celui de Kévin Azaïs, que l’on sent souvent au bord de l’explosion, mais qui se contient. C’était une volonté pour rendre le récit plus immersif ?
J’essaie de filmer beaucoup plus large mais je n’y arrive pas. Je suis toujours ramené à cette proximité, comme si on allait filmer la pensée des personnages. Souvent, les plans d’ensemble dans mes films ne fonctionnent pas. J’en fais plein en me disant que ça va être très bien, mais on est tellement proche des personnages que l’on est comme aimanté à eux.
Quelle a été votre approche pour tourner les scènes de musique, qu’il s’agisse du post-hardcore ou de la salsa, séquence plus douce ?
J’essaie de tourner souvent en plans-séquences, pour capter au mieux l’énergie des acteurs. Comme Kévin était capable de crier sur scène, on pouvait facilement recommencer si besoin, on était vraiment libres. Le plan-séquence amène beaucoup d’intensité et de rythme, et c’est ce qui crée une vraie tension dans les plans.
Vous souhaitiez absolument tourner les scènes dans l’ordre… Pour vous mettre à la place du spectateur ?
Le film est une montée en tension. Par exemple, il y a une scène d’un concert de Kévin, avec Monia (Chokri) dans la salle. Je ne pouvais pas tourner la scène d’après où ils se parlent, sans savoir ce qui allait se passer dans cette salle, comment les deux allaient réagir, ainsi que les figurants. Il y a un scénario très écrit, mais toutes les mini-variations qui adviennent au moment du tournage, j’ai besoin de les utiliser dans le film. Il m’était impossible de tourner la fin au début car je ne pouvais pas deviner à quel niveau d’émotion on serait tous à ce moment-là. C’est en réalisant le plan instinctivement que je découvre ce que je fais vraiment. On sait où on va, mais on n’arrive pas vraiment à nommer l’endroit – on en revient d’ailleurs aux mots…
C’est votre premier long-métrage. Comment vous situez-vous par rapport au cinéma français ; vous reconnaissez-vous dans les films de certains réalisateurs de la jeune génération ?
Je pense qu’il y a actuellement une jeune génération qui fait des films personnels, très affirmés dans leur mise en scène, avec des univers assez forts. Je pense aux films de Yann Gonzalez, ou de Virgil Vernier, ou même à Victoria de Justine Triet. C’est intelligent, fin et ça nous raconte autre chose. On a besoin de cette autre vérité. Je me reconnais dans un cinéma qui est aussi visuel, pas seulement grisâtre et chiant.
Compte tes blessures de Morgan Simon
Rezo Films (1h20)
Sortie le 25 janvier