Aviez-vous le sentiment de plonger dans le passé en travaillant en noir et blanc et en 35 mm ?
Au début du film, on peut trouver le noir et blanc naturel, puisqu’il s’agit d’images venues du passé. Pilar, la voisine d’Aurora (le personnage principal – ndlr), regarde un vieux film où il est question de fantômes, de l’impossibilité d’échapper à la mémoire puisque l’explorateur est mangé par un crocodile mais que celui-ci devient mélancolique. Lorsque l’on passe dans la salle de cinéma où est Pilar, le noir et blanc persiste parce que c’est la même histoire qui se poursuit. Pour moi, le noir et blanc est une atmosphère générale, un état d’esprit. La partie contemporaine de Tabou se situe après Noël, et dans la ville il y a des décorations, des guirlandes. Je me suis dit que filmer ces lumières en noir et blanc rendrait les choses tristes. On appelle Lisbonne « la Ville Blanche », moi je la vois comme une ville âgée, sombre et mélancolique. Le présent y est aussi vieux que le passé. Je voulais filmer une vieille femme en train de mourir, donc littéralement de disparaître, et faire dialoguer ça avec un cinéma disparu, le cinéma muet. C’est aussi pour ça que je filme en pellicule et en noir et blanc. La matière de mon film est aussi en train de disparaître.
Quels étaient vos fantômes de cinéma ?
Je suis hanté par des films, bien sûr, mais comme j’ai une mauvaise mémoire, je mélange tout. Donc il se dessine dans mon esprit une constellation de films vus, qui deviennent inséparables. J’avais bien sûr Tabou de F. W. Murnau en tête. J’ai programmé Silvestre de João César Monteiro au festival de La Roche-sur-Yon car dans ce film, pour recréer du romantisme, le réalisateur use d’artifices, il tourne en studio, tout semble faux. C’est à la fois romanesque et pauvre.
En commençant par le présent pour ensuite dévoiler le passé, la mélancolie de Tabou est renforcée : on sait les images révolues, on a vu mourir Aurora…
Oui, je voulais arriver au « paradis » après le « paradis perdu » pour que le spectateur soit lucide. J’avais cette idée de structure dès le départ. Pour moi, le film s’ouvre sur une sensation de gueule de bois assez vague, et ce n’est qu’après qu’on accède à l’ivresse. Mais cette ivresse est amère. Le mélodrame premier degré de la seconde partie est avant tout une histoire de fantômes. Je filme un monde disparu. Un ami m’a dit un jour : « Le seul paradis possible, c’est la mémoire. » On ne sait même pas si cette histoire est la vérité, si c’est Ventura (l’ancien amant d’Aurora – ndlr) qui est fou ou Pilar qui a envie d’entendre une belle histoire d’amour et d’aventures. L’Afrique que je filme a été inventée par le cinéma américain, de Tarzan à Out of Africa.
Dans une très belle scène de la seconde partie, il pleut sur la caméra, comme si celle-ci s’imprégnait de la tristesse des personnages…
C’est une interprétation un peu délirante, mais j’adore ça ! Ce qui vrai, c’est que j’avais envie qu’il pleuve, donc on a versé un peu d’eau devant la caméra. En ce qui concerne la tristesse, il y a des scènes encore plus explicites. Par exemple, on entend deux fois la même chanson dans le film, Be My Baby des Ronettes, et Pilar et Aurora ont la même réaction : elles pleurent. Et Ventura aussi pleure.
Avez-vous le sentiment de dépeindre deux âges de l’amour ? D’un côté, Pilar et son ami peintre, leur tendresse raisonnable ; de l’autre, Aurora et Ventura, une passion dévastatrice et meurtrière…
Ce ne sont pas forcément deux histoires d’amour. Pilar a un amour universel pour l’humanité, elle veut faire le bien, donc elle fait la charité à ce peintre qui la courtise de façon un peu lourde. Dans la première partie du film, les gens sont seuls et fatigués. Ce qu’ils ont perdu, c’est la jeunesse. C’est elle qui est frappante dans la seconde partie du film : la jeunesse et ses histoires d’amour passionnées, ses crocodiles romantiques et ses chanteurs pop. C’est aussi une jeunesse de cinéma, avec une croyance dans les images. Comme lorsqu’Aurora et Ventura imaginent des animaux dans les nuages. Ce sont des spectateurs joueurs, disponibles.
Le groupe pop qui enregistre ses chansons sur des baobabs est assez décalé…
Et pourtant c’est la partie réaliste du film ! À Lisbonne, j’ai rencontré une bande de vieux qui, à l’époque, ressemblaient aux Beatles et jouaient au Mozambique. Ils portaient les mêmes costumes blancs que dans le film. Ça a été une rencontre très importante, ils m’ont parlé de ce temps-là avec beaucoup de nostalgie. Plus que l’empire colonial, le paradis perdu, pour eux, c’est être des pop stars, boire du gin tonic et avoir des fans qui demandent des autographes sur les fesses.
L’Allemande Maren Ade, qui a réalisé Everyone Else en 2010, a coproduit le film. Entretenez-vous des liens avec les réalisateurs européens ?
On se connaît tous un peu car on voyage beaucoup dans les festivals. J’ai connu Maren à Buenos Aires, où nous présentions nos films. Elle a aussi une boîte de production et m’a proposé de trouver de l’argent pour cette histoire bizarre de crocodile dandy.
Comment avez-vous travaillé le son de la seconde partie du film, qui est muette ?
J’ai proposé aux acteurs de seulement bouger les lèvres, sans prononcer les dialogues, pour la moitié des scènes. Parfois, lorsque je trouvais que les acteurs surjouaient, je leur faisais improviser des dialogues absurdes. Nous avons pris des sons directs et également travaillé en postsynchronisation. Je dirais que j’invente des règles à chaque nouvelle séquence. Oui, le film se termine car le réalisateur est un idiot, il ne veut prendre en compte que la réalité. Alors que le cinéma se fait autant avec la matérialité des choses qu’avec nos désirs de fiction, qui peuvent provenir d’autres espaces et d’autres temps. Il faut laisser la porte ouverte, pour que les fantômes osent entrer.
Tabou
de Miguel Gomes
avec : Ana Moreira, Carloto Cotta…
sortie le : 5 décembre