MICROSCOPE — Un enfant pressé dans « Love Streams » de John Cassavetes

Comme le diable, le cinéma se loge dans les détails. Geste inattendu d’un acteur, couleur d’un décor, drapé d’une jupe sous l’effet du vent : chaque mois, de film en film, nous partons en quête de ces événements minuscules qui sont autant de brèches où s’engouffre l’émotion du spectateur. Ce mois-ci : un enfant pressé


Comme le diable, le cinéma se loge dans les détails. Geste inattendu d’un acteur, couleur d’un décor, drapé d’une jupe sous l’effet du vent : chaque mois, de film en film, nous partons en quête de ces événements minuscules qui sont autant de brèches où s’engouffre l’émotion du spectateur. Ce mois-ci : un enfant pressé dans Love Streams de John Cassavetes (1985).

Il y a pourtant d’autres raisons d’être ému par cet enfant. D’abord, évidemment, la cruauté de son sort : livré par sa mère comme un paquet encombrant, pour deux jours, sur le perron d’un père qui n’avait jamais daigné le voir, et aujourd’hui l’enfant a 8 ans. Il y a tout ce que lui fait subir, en deux jours, ce père désastreux qui l’abandonne dans une chambre d’hôtel à Las Vegas, sans un dîner, tandis que lui est parti oublier la mort dans l’alcool et le cou des filles. Il y a sa tête, bien trop joufflue, ses boucles trop rondes, et dans la bouche les dents crénelées et absurdement longues qui sont le lot des enfants de son âge.

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Captures d’écan de Love Streams de John Cassavetes

Mais rien n’est émouvant comme ce plan de lui à petits pas vifs, dans la cuisine, de droite à gauche et de gauche à droite, pour accomplir la tâche que le père lui a assignée au réveil : nettoyer dans la grande maison les restes de fêtes, de la veille et des jours d’avant, qui jonchent partout le mobilier, cendriers pleins, verres vides. Ce n’est pas tellement qu’on soit surpris de le voir courir : il n’en finit pas de courir de part et d’autre de ce plan, comme courent tous les enfants chez Cassavetes, pour échapper aux adultes qui courent eux-mêmes d’une impulsion à l’autre, sans voir le mal qu’au passage ils leur font. Poussés par les torrents d’amour ou bien voulant leur échapper, les adultes courent, et ils tombent : ici deux fois Sarah (Gena Rowlands), évanouie au ralenti, théâtralement vidée d’elle-même ; et plusieurs fois Robert (le père, joué par Cassavetes), dont l’une à la renverse, qui lui ouvre le crâne.

« Tout le film dessine l’enfant à travers deux vitesses contraires. »

L’enfant finira avec la même blessure au front, parfaitement mimétique, fronts jumeaux et courses jumelles, pour fuir un père ou fuir un fils. Mais pourquoi court-il, ici, pour débarrasser deux-trois verres sales ? Pourquoi cet empressement à accomplir sa besogne ? Pour faire plaisir au père qui a ordonné ? Pour hâter le moment d’après, qui sera peut-être celui des retrouvailles attendues depuis huit ans ? Ou parce que tout est tellement pénible ici, pour l’enfant, tellement obscène et violent qu’en accélérant ses gestes il croit peut-être pouvoir accélérer le temps lui-même, et retrouver plus vite sa mère ?

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Ce petit galop indu ramasse en lui toute la vulnérabilité de l’enfant – celle de l’acteur aussi bien que celle du personnage, commandés d’évidence par la même application et la même terreur. Tout le film dessine l’enfant à travers deux vitesses contraires. Ou bien il ne fait rien, ne dit rien, et alors Cassavetes va chercher en très gros plans toutes les nuances du malaise sur son visage poignant. Ou bien il parle et les répliques sortent trop vite, mécaniques et anxieuses, comme s’il fallait s’en débarrasser vite avant qu’elles ne brûlent la langue. C’est la même émotion qui dicte ses pas trop pressés dans la cuisine, où il est le pantin moins du désir du père/réalisateur, que de sa propre envie malaisée de bien faire. Le père, apprendra-t-on plus tard, aime les enfants (sauf le sien) et les vieux, parce qu’ils sont « innocents ». Il y a une règle à en tirer : chez Cassavetes, les adultes courent parce qu’ils sont coupables, les enfants parce qu’ils sont innocents.