Cet article a été initialement publié en 2021.
Retrouvant Pierre Richard chez Jacques Rozier (dans ce film unique et merveilleux qu’est Les Naufragés de l’île de la Tortue), on retrouve sans trop s’en étonner la plupart des gestes qu’on lui connaît. Par exemple : la surprise qui soulève tout le haut du corps quand il réalise soudain quelque chose. Ou bien : son air contrit, un peu canin, quand il a causé une catastrophe, bras ballants mollement soulevés pour dire qu’il n’en revient pas lui-même. Le personnage que lui a offert Rozier est, de toute façon, fidèle à ceux qu’il a joués jusque-là (dans ses propres films ou dans Le Grand Blond avec une chaussure noire qui vient d’en faire une vedette) ou qu’il jouera par la suite : employé moyen, plein de bonne volonté mais malhabile en tout, yeux gentils et manières toujours courtoises.
Mais si Rozier lui-même est un grand burlesque, c’est un burlesque paradoxal. Le burlesque dont hérite Pierre Richard, celui de ses maîtres muets, est tout en accélérations, raccourcis, resserrements. Les films de Rozier, eux, n’ont le goût des corps burlesques (Bernard Ménez en est un autre) que pour les plonger dans des aventures tout en dilutions, flottements, étalement sans fin d’un présent qui se répand comme une grande flaque, à la fois bienheureux et sourdement inquiet. Si bien que l’aventure (ici : une aberrante dérive en direction d’une île déserte, pour le compte d’une agence de voyages) est autant celle du personnage que des gestes de l’acteur, radicalement dépaysés, privés de l’armature que d’ordinaire le décor, la mise en scène dessinent pour lui. Sous le nom superbe de Jean-Arthur Bonaventure, Pierre Richard commence, donc, le film dans un bureau, pour en traverser quelques autres avant de prendre le large.
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Arrêtons-nous sur un geste, peut-être le plus significatif. Dans à peu près tous ses rôles, quand il prend une décision, ou bien quand l’impatience lui fait faire les cent pas, ou encore quand il feint de s’énerver soudain et de marquer une illusoire maîtrise, il y a ce petit coup d’épaule, cet élan léger du buste qui semble nécessaire au corps pour se mettre en branle et finit de lui donner les contours d’un grand jouet mécanique. C’est un corps qui n’en finit pas d’être sur le départ, mais toujours un départ pour rien, parce qu’il se ravise ou parce qu’il part finalement dans une autre direction. Dans les bureaux du film de Rozier, ce petit mouvement est incessant, et les épaules fébriles sont soulignées par l’emprise d’un costume légèrement trop cintré.
Il faut voir alors, tout au long du film qui ne cessera de le débrailler, comment l’évolution du personnage se dessine dans la variation de ce jeu d’épaules, lentement ramollies par la douceur du paysage et l’enchaînement de déboires abattu sur son zèle d’employé. Ce n’est pas tant que le personnage ralentisse, les épaules restent alertes. Simplement : quelle direction s’imaginer encore quand le paysage autour n’a plus de limites ? Jean-Arthur retrouvera finalement son bureau (l’utopie n’a qu’un temps, chez Rozier), mais, sur l’île de la Tortue, le film lui a offert ce qu’aucun autre n’a su lui donner : des vacances pour ses épaules.
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