Alors que le grand Michael Lonsdale a tiré sa révérence ce lundi, on republie cet entretien passionnant dans lequel l’acteur, pro de l’impro, revenait à la fois sur le tournage d’Out 1 de Jacques Rivette, mais aussi sur son travail avec Marguerite Duras, François Truffaut ou Orson Welles.
Fin 2015, on rencontrait l’immense Michael Lonsdale à l’occasion de la ressortie des deux versions d’Out 1, une adaptation démente, très libre et totalement improvisée de L’Histoire des Treize d’Honoré de Balzac, réalisée par Jacques Rivette et tournée en 1970. Dans le film, l’acteur incarnait le meneur d’une troupe de théâtre mêlée à une mystérieuse société secrète. Il était revenu sur cette aventure unique, mais aussi sur son travail avec Marguerite Duras, François Truffaut ou Orson Welles.
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Out 1. noli me tangere dure plus de douze heures ; selon vous, doit-on regarder ce long métrage dans la continuité, ou bien plutôt par petits bouts ?
La télévision de l’époque n’en a pas voulu, parce qu’elle ne souhaitait pas diffuser le film dans sa continuité. Or, le temps, c’est le fond même du film. Donc, selon moi, il vaut mieux le voir en une ou deux fois. Mais Jacques Rivette prévenait que, pendant la projection, les spectateurs ont tout le loisir d’aller manger un bout, de sortir fumer une cigarette, un peu comme pour le théâtre nô japonais. C’est tout juste s’il ne nous autorisait pas à parler pendant le film…
Le film met en scène deux troupes de théâtre qui travaillent dans un esprit expérimental et très collaboratif. A quel point reflète-t-il la liberté d’invention propre à l’époque, les années 1970 ?
À ce moment précis, j’étais pétri des recherches du metteur en scène polonais Jerzy Grotowski et du Living Theatre, qui ont participé à faire connaître les possibilités physiques et sonores du corps humain. Dans le film, les membres de la troupe qui entourent mon personnage sont incarnés par des acteurs que j’avais moi-même choisis. Ils répètent Prométhée enchaîné d’Eschyle en s’inspirant de ces travaux, qui renouvelaient la pratique théâtrale. Nous nous livrions à cette série d’exercices, plus ou moins heureux, plus ou moins insupportables… On discutait beaucoup. Il fallait se débarrasser de toute timidité, ce qui dans ma jeunesse était mon drame.
« Jacques Rivette choisissait le lieu de tournage, mais pour les comédiens, il ne disait rien. »
Le film n’avait pas de scénario et était fondé sur l’improvisation. Quelle a été votre plus grande surprise pendant le tournage ?
Seules les rencontres entre les différents personnages étaient prévues, mais personne ne savait ce qui allait leur arriver, ni se dire. Imaginez les possibilités pour un acteur ! J’ai été stupéfait quand je me suis rendu compte que Bernadette Lafont n’arrivait pas à improviser. Quand elle jouait, on avait pourtant toujours l’impression qu’elle improvisait. Là, on l’a assise sur un tabouret et on lui a dit : « Raconte une histoire. » Elle était complètement bloquée. C’est pour cela qu’elle n’apparaît pas beaucoup dans le film.
Quel genre de réalisateur était Jacques Rivette ?
Ben là il ne faisait pas grand-chose, hein. Il choisissait le lieu de tournage, on faisait une sorte de répétition pour les éclairages, mais après, pour le jeu des comédiens, il ne disait rien.
Vous avez suivi les cours de Tania Balachova, qui a fait émerger nombre de grands acteurs et actrices (Delphine Seyrig, Jean-Louis Trintignant, Laurent Terzieff…). Qu’avez-vous retiré de cet enseignement ?
Un jour, Tania Balachova m’a dit : « Vous faites des choses plaisantes, mais vous devriez vous énerver. Apprenez la première scène du Misanthrope. » Dans cette scène, Alceste reçoit la visite de Philinte, et il l’envoie balader. Je l’ai jouée une première fois, je suis entré en furie, mais elle voulait que j’aille encore plus loin. Elle m’a menacé : « Si vous n’arrivez pas à être violent, vous n’êtes pas comédien, et vous n’avez rien à faire dans ce cours. » Alors j’ai pris une chaise, je l’ai dressée au-dessus de ma tête et j’ai hurlé en la jetant ; elle s’est brisée.
Quand Tania a ouvert une classe d’improvisation, j’ai commencé à voler. J’ai gardé ce goût de la spontanéité. Sur le tournage du dernier film de Manoel de Oliveira, Gebo et l’Ombre (2012), on m’avait donné une longue tirade à apprendre deux jours avant le tournage. J’ai dit que je ne pouvais pas, alors on m’a mis des machins dans les oreilles qui me donnaient le texte. C’était formidable ! J’y ai trouvé une liberté très agréable, car je plaçais ma phrase comme je le souhaitais.
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Vous avez tourné avec Orson Welles dans le Procès (1962), film adapté du roman de Franz Kafka, dans lequel vous tenez un petit rôle, celui du prêtre. Quel souvenir gardez-vous de cette rencontre ?
Pour moi, c’était un dieu. À l’époque, je jouais avec Laurent Terzieff au Théâtre de Lutèce, vers Jussieu. Anthony Perkins, qui tenait le premier rôle du film, est venu à l’une des représentations. J’étais étonné qu’une aussi grande star vienne nous voir jouer. Deux jours plus tard, je rentre chez moi et je trouve un mot de mon employée espagnole, qui parlait difficilement le français, sur lequel était écrit : « Urgente ! Mister Willis… » avec un numéro de téléphone. Intrigué, j’appelle… C’était Orson Welles ! J’ai cru à une blague, au début. Le tournage a eu lieu à la gare d’Orsay, qui était désaffectée. Je jouais le prêtre qui apostrophe monsieur K. dans une église. Je me souviens qu’entre deux scènes, une limousine venait chercher Orson Welles et l’emmenait en boîte de nuit. Il revenait sur le plateau deux heures après et me demandait : « Are you happy, mister Lonsdale? »
Votre père était britannique, vous avez grandi sur l’île de Jersey puis à Londres, avant de venir vivre en France. Votre langue natale est donc l’anglais, que peu de comédiens français de votre génération parlaient aussi bien que vous. Est-ce pour cela que de nombreux réalisateurs anglophones ont fait appel à vous ?
Oui, c’est ce qui m’a notamment permis de travailler avec Fred Zinnemann pour Chacal (1973). Neuf ans avant, j’avais joué un petit rôle dans Et vint le jour de la vengeance (1964), et il m’avait assuré qu’un jour il ferait appel à moi pour un personnage de plus grande ampleur. Des années après, il m’a d’abord offert un rôle de second plan dans Chacal. Alors j’ai joué le tout pour le tout et je lui ai dit qu’il n’y en avait qu’un qui m’intéressait dans le scénario : celui du commissaire, lancé à la poursuite de l’assassin. Il m’a répondu que j’étais trop jeune pour l’incarner. J’ai répliqué que nous étions au cinéma et qu’il était facile de vieillir un acteur. Une semaine après, mon agent m’annonçait que j’avais le rôle.
Marguerite Duras est un nom important dans votre carrière. elle vous a fait tourner dans Détruire, Dit-elle (1969), Jaune le soleil (1971), India song (1975)… Vous étiez très proches ?
Je l’aimais beaucoup, oui. Bien que, parfois, elle m’agaçait un peu ! Elle pouvait se montrer très injuste dans son féminisme. Par exemple, elle disait : « Oh ! j’ai lu un très beau poème, quel dommage qu’il n’ait pas été écrit par une femme ! »
J’ai lu que certaines séquences de Baisers Volés (1968) de François Truffaut ont été tournées dans votre appartement de l’époque, dans le VIIe arrondissement de paris, tout près de là où nous réalisons aujourd’hui cet entretien…
On a tourné une semaine dans mon appartement. J’avais rempli le frigidaire, alors on passait notre temps à grignoter. Avez-vous remarqué que, dans une des scènes tournées chez moi, il y a un faux raccord ? Monsieur Tabard, accompagné d’Antoine Doinel, entre dans un ascenseur avec une cravate. Et il en ressort avec un nœud papillon ! Ni moi, ni la scripte, ni François Truffaut n’avons fait attention à cela. Quand on s’en est rendu compte, on était consternés. Mais, au final, presque personne ne m’en a fait la remarque.