Comment vous est venue l’envie de faire ce film ?
Après un Amour de jeunesse, qui était un film très personnel, j’avais besoin de m’évader de moi-même. Au même moment, mon frère, Sven, essayait de commencer une nouvelle vie, après vingt ans passés à être DJ. L’impliquer dans le processus créatif du film était une manière intéressante pour lui de tourner la page tout en se réconciliant avec sa propre histoire. Nous avions aussi constaté qu’aucun film de fiction ne s’était emparé de ces années-là, de manière réaliste en tous cas. Et puis la vision du film Après Mai d’Olivier Assayas, dans lequel il évoquait son adolescence dans les années 1970, m’a fait me demander comment définir ma propre génération : qu’est ce qui nous a rassemblés ? Quelle a été l’énergie commune ?
La musique garage que jouait votre frère est particulièrement underground au sein de la musique électronique de l’époque…
Le garage est une variante de la house qui est née à New York. C’est une musique de la marge, qui était jouée dans des milieux black, underground, souvent gay, et qui souvent était pratiquée par des chrétiens très croyants. La foi est très présente dans les paroles, et, même si je ne suis pas croyante, je suis touchée par le lyrisme de ces chansons. Il y a souvent une forme de mépris par rapport à la voix dans la musique électronique, comme si la musique sans voix était plus noble. Le garage n’a jamais été vraiment populaire à cause de ce rapport ambivalent à la voix.
Votre frère a coécrit le film avec vous. Comment avez-vous opéré ?
J’ai commencé par l’écrire seule, j’ai pris en charge la structure, la caractérisation des personnages… Puis, très vite, je lui ai demandé d’écrire des petits bouts de scènes, des choses difficiles à écrire pour moi, comme par exemple les dialogues concernant la musique. Il l’a fait avec beaucoup d’aisance, sans narcissisme et sans censure. Du coup, je l’ai impliqué plus que je ne l’avais imaginé au départ, en lui faisant écrire toute une partie du film. Et, évidemment, on a travaillé très étroitement ensemble sur la musique, la sélection des morceaux et leur attribution aux scènes.
Dans Eden comme dans tous vos films, vous ne suivez pas une structure narrative classique : vous jouez au contraire d’ellipses, d’irrégularités de tempo.
Mon souci a toujours été de construire une œuvre qui soit libre et moderne, en me détachant des conventions, mais sans être dans la revendication affichée de modernité radicale que l’on peut trouver dans le jeune cinéma. C’est vrai que le scénario ne progresse pas selon la dramaturgie classique, par le biais du conflit, ce qui m’a d’ailleurs posé des difficultés pour financer le film. Quand quelqu’un meurt dans Eden, ce décès n’est pas monté en épingle, car je cherche à transmettre un sentiment de vie plus qu’un sentiment de cinéma, quitte à perdre des rebondissements qui rendraient le film plus musclé, plus rythmé. Je construis mes scénarios à rebrousse poils : je n’hésite pas à passer très vite sur des scènes qui pourraient avoir un fort impact tragique et à m’étendre sur des scènes qui n’ont aucune utilité dramaturgique. Ça donne des durées subjectives qui correspondent à des sensations d’ordre poétique, impressionniste.
Les scènes de discothèque sont un grand fantasme de cinéaste. Quels sont les écueils que vous vouliez éviter ?
Au cinéma, qui dit clubs dit putes, flics, mecs défoncés et règlements de compte mafieux… Mais la vie de mon frère a été très pacifique ; en vingt ans passés dans cet environnement, il n’a jamais été confronté à tout ça ; le projet du film était justement de montrer une vérité sur la vie de club autre que celle qu’on voit au cinéma. J’ai fait le choix du réalisme, à l’inverse des clips aux scènes surdécoupées, aux danses sexys et aux figurants bodybuildés… J’ai vraiment aimé Spring Breakers d’Harmony Korine, mais Eden, c’est l’anti-Spring Breakers. On a tout fait pour rendre la musique la plus vivante possible dans la prise de son. J’ai fait quelque chose d’interdit au cinéma : j’ai tourné des scènes dialoguées avec la musique en arrière-fond, au lieu de l’ajouter en montage. Ça impliquait qu’on allait avoir un son dégueulasse ; mais les acteurs ne jouent pas de la même manière quand il y a de la musique : leurs corps se positionnent différemment, ils se parlent à l’oreille, ils crient… Ça impliquait aussi d’avoir les droits de tous les morceaux avant de tourner les scènes.
Vous filmez les Daft Punk, interprétés par Vincent Lacoste et Arnaud Azoulay, sous des traits très humains, voire comiques. Que vouliez-vous montrer de ce duo mythique ?
Très vite, il m’est apparu impossible de raconter l’histoire de mon frère sans parler d’eux. Mais je n’avais pas envie de donner une place à leur image médiatique – que l’on connaît que trop. Je préférais montrer leur visage humain plutôt que des robots. D’ailleurs, quand on a parlé avec Thomas Bangalter du scénario, il souhaitait aussi apparaître comme tout le monde, sans statut particulier.
En quoi la French Touch est-elle emblématique de la génération des années 1990 ?
D’abord il y a la fête, une fraîcheur, une énergie. Malgré les difficultés de l’époque, malgré le sida, on s’en souvient comme d’années festives, légères, très loin de l’angoisse et de la gravité actuelles. Il y a aussi une difficulté à s’arracher à l’enfance, et c’est en ça qu’on peut l’opposer avec la génération de leurs parents, les jeunes des années 1970 qui étaient déterminés très tôt par un discours politique, dans un souci de maturité. Ce lien avec l’enfance est ce qu’il y a de plus joyeux, de plus poétique dans cette génération, même si c’est aussi sa limite et ce qui peut finir par être autodestructeur.
Après quinze ans passés à faire la fête, Paul se réveille avec une énorme gueule de bois. Peut-on parler d’un film pessimiste ?
Je ne crois pas. Je tiens beaucoup à la différence entre la tristesse et la mélancolie. Dans la mélancolie il y a quelque chose de moteur – je peux y puiser pour avancer dans ma vie ou dans mes films. La tristesse, elle, tue le désir. Dans Eden, la mélancolie est présente dès le début, y compris dans les moments d’euphorie, elle est là, en germe, et elle se déploie totalement dans la deuxième partie. Et si on ne peut pas parler de happy end, la fin du film n’est pas triste, elle est… pragmatique, c’est le début d’autre chose. Et par ailleurs, selon moi, Paul n’a pas vécu toutes ces années en vain, c’est beau d’avoir aimé et transmis cette musique.
On retrouve d’ailleurs cette mélancolie dans tous vos films…
Avec Eden, j’ai cru que j’allais faire mon premier film pas mélancolique, et je me rends compte que c’est le plus mélancolique des quatre !
Le prochain, du coup, sera une comédie burlesque ?
Presque ! J’ai écrit un film avec Isabelle Huppert et Roman Kolinka, qui joue Cyril dans Eden, sur les mésaventures d’une prof de philo.
Eden
de Mia Hansen-Løve (2h11)
avec Félix de Givry, Pauline Étienne…
sortie le 19 novembre