Mélanie Thierry : « Être actrice, c’est se nourrir d’un trop plein d’émotions »

Dans « La Chambre de Mariana » d’Emmanuel Finkiel, adaptation éponyme du roman de Aharon Appelfeld, Mélanie Thierry incarne une prostituée ukrainienne, qui cache, dans le placard de sa maison close, un enfant juif menacé de déportation en 1943. Avec ce rôle sombre, l’actrice française, bosseuse et instinctive, toujours sur le fil entre fragilité et puissance, confirme la profondeur de son jeu.


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Mélanie Thierry (c) Marie Rouge

Emmanuel Finkiel a dit de vous : « Mélanie ne se contente pas de parler, elle respire, rit, pleure en ukrainien.  Son corps ne bougeait pas de la même façon lorsqu’elle parlait en ukrainien. » Vous avez le sentiment que parler une autre langue vous a changé, physiquement ?

Travailler la langue, ça nécessite toujours d’engager le corps. Le premier jour, cette langue m’a parue être un Everest. Forcément, je me suis demandé comment franchir cette montagne [pour ce rôle, Mélanie Thierry a appris l’ukrainien pendant plus de trois ans, ndlr]. C’est pareil pour la posture, la voix : quand on joue, tout doit être mis au bon endroit, au bon ton, tout doit circuler. Et ça, c’est un challenge physique.

L’ukrainien n’est pas votre langue maternelle. Vous avez craint qu’on vous le reproche ?

Nous savions que le film devait être dans cette langue-là, celle du livre d’Aharon Appelfeld. Il n’a jamais été question de l’envisager autrement. La preuve, lorsqu’il a fallu le doubler en français, je n’ai pas voulu le faire. Le film ne devait pas sonner autrement que dans cette langue. Ça n’avait que de sens ainsi à mes yeux. La performance en ukrainien, tout le monde s’en fout. Ça n’intéresse personne, surtout qu’on aura toujours à redire sur mon ukrainien. Il ne sonnera jamais assez ukrainien pour un Ukrainien. L’enjeu était de franchir cet obstacle, que l’on soit interpellé cinq minutes, puis emporté par l’histoire de ces deux orphelins. Pour arriver à cela, il fallait que cette langue circule bien, ne soit pas un frein. Sinon, j’embarquais tout le monde avec moi dans ma chute.

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Chez Mariana, on trouve un mélange de violence et de vulnérabilité : c’est une mère protectrice puis destructrice, mais aussi une femme qui initie au désir.  Comment avez-vous appréhendé cette ambiguïté ?

Avec Emmanuel, nous n’avons pas psychologisé ce personnage. À un mois du tournage, on s’est retrouvé à Budapest. On a vaguement essayé de cerner Mariana, avant de réaliser que ce n’est pas parce qu’on parle devant un thé qu’un personnage s’incarne. Mais j’ai eu le temps de travailler intérieurement pour sentir Mariana, la faire exister, qu’elle parle à qui veut bien l’entendre. Elle est chantante et dramatique, joyeuse et triste. Mariana, c’est un oiseau qui voltige mais qui porte aussi le poids de la tragédie. Pour moi, La Chambre de Mariana, c’est l’histoire d’une transmission, d’un apprentissage, d’un lien. En s’apprivoisant, Hugo et Mariana deviennent un duo inséparable, comme un The Kid et Charlie Chaplin. Ce genre de duo qu’on est prêt à suivre jusqu’au bout du monde, vous voyez. Ce gamin réveille quelque chose chez elle. Sa vie, elle sait bien qu’elle l’a loupée. En regardant dans le rétroviseur, elle sait qu’elle aurait pu avoir une autre vie, qu’elle n’a aujourd’hui qu’un monde de brutalité, de violence.  Elle est dans un monde qui la malmène, où elle est cruellement en manque d’amour. Cet enfant va lui renvoyer un regard pur – et en retour, Mariana sait qu’il faut lui redonner vie, réinsuffler un souffle car il a tout perdu. La création de l’amour se situe à cet endroit-là entre eux, dans ce geste de redonner une existence. Je sais juste que ça les dévore, de devoir se protéger l’un l’autre. Ce sont des gens brisés par la vie, qui se sont redonné de l’espoir, dans un contexte et une époque terrible. Mariana, c’est la banalité du bien.

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« La Chambre de Mariana » (c) Ad Vitam

En exergue du film, il y a cette phrase d’Aharon Appelfeld qui dit que le passé ne revient pas par la mémoire mais par le corps. Est-ce qu’elle résonne en vous ?

Cette idée, il n’a jamais cessé de le dire et de le raconter dans ses livres. Après, je ne sais pas ce que ça fait de vivre dans la forêt, d’avoir des parents assassinés dans un ghetto, d’avoir dû manger des herbes sauvages, de me cacher dans la terre quand des chiens aboient. Ce sont des destins de vie folles. Appelfeld est un témoin vivant de la Shoah. Mais ce que j’aime chez lui, c’est cette façon de célébrer la beauté, de regarder le monde à hauteur d’enfant. Il est d’une grande humanité. Dans un monde aussi violent, infernal, il s’attarde mlagré tout sur la beauté, aussi minuscule soit elle, que ce soit une fleur, ou Mariana.

Mariana, c’est un personnage que vous avez eu du mal à laisser partir, une fois le tournage fini ?

Oui. Pas plus tard que ce matin, mon mari [le chanteur Raphaël, ndlr] m’a dit : “Tu te rends compte, c’est déjà fini”. Un film est un engagement. Je ne sais pas jouer avec un esprit dilettante. Mariana, je n’ose même pas compter le nombre d’années où je l’ai portée en moi, trimbalée. Ce n’est pas anodin. C’est une amitié forte.  Et maintenant, c’est fini. Vous cohabitez avec quelqu’un, et il faut le laisser partir… Après, il y a des rôles qui sont des amitiés passagères, à qui l’ont fait des infidélités très vites.

 Qu’est-ce qui donne envie de rester fidèle à un rôle ?

Une rencontre, la façon dont un metteur en scène donne l’élan, l’envie, l’inspiration. La confiance aussi. Dans l’importance d’un rôle, il ne se joue pas qu’un rapport à un personnage. Le personnage a besoin des autres pour exister, sur un plateau. C’est aussi dans le regard de l’autre que l’on sait si on est au bon endroit, si on touche, si on fait rire. Le premier spectateur, c’est notre metteur en scène, notre chef-opérateur. Même notre partenaire, qui est dans le jeu avec nous, ne peut pas avoir conscience de notre justesse. Le premier à qui on donne notre regard, c’est le réalisateur. J’ai besoin d’admirer beaucoup pour avoir cette envie d’abandon, trouver cette force de travail considérable.

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« La Chambre de Mariana » (c) Ad Vitam

Avec Emmanuel Finkiel, vous avez justement tourné deux autres films tout aussi intenses : Je ne suis pas un salaud (2016) et La Douleur (2018). Qu’est-ce qui vous a plu chez lui ?

La colère qu’il met dans son travail, sa passion. Il y a quelque chose de charnel dans sa façon de chercher une séquence, un emplacement de sa caméra. Je trouve la vitesse qu’il cherche, son rythme, comme s’il était la tête et moi le corps. Le peu qu’il me dit, je sais comment le mettre en mouvement. J’aime quand on me parle, mais pas quand on m’abreuve de paroles. C’est mystérieux, la façon dont on comprend le langage de quelqu’un. J’aime aussi son lyrisme, son romanesque, sa façon brute de donner des images, sa façon immersive de tourner. Il ne fait pas du joli pour faire du joli. Je n’ai peur de rien avec lui. Il y a des gens avec qui j’ai peur de tout, des metteurs en scène avec qui tout d’un coup je ne sais plus, je ne suis plus capable de rien. Avec qui je suis sclérosée, je ne me déploie pas.

Dans La Douleur, vous incarniez une Marguerite Duras bien loin de l’image forte que l’on se fait d’elle – elle est dans un rapport à l’attente, à la passivité. Comment avez-vous fait pour jouer « la femme avant l’écrivain » ?

Jouer « l’avant Duras », ça décomplexe. Car il ne s’agit pas d’aller chercher un mimétisme de Duras, telle qu’elle était avant de devenir son personnage. Il s’agit d’une adaptation de La Douleur – dans lequel Duras est l’héroïne de son propre livre [après l’arrestation de son mari, l’écrivain résistant Robert Antelme, par les Allemands en 1944, Duras a écrit un journal dans lequel elle chronique l’attente de son retour, ndlr]. Elle observe et écrit cette douleur, qui devient le nerf de son observation. J’étais protégée par le fait que, dans La Douleur, Duras s’est écrit comme une héroïne, un personnage fictionnel. Tout cela autorise à ne pas rentrer dans la performance, permet l’évocation. Et quand il n’y a qu’une évocation, tout est permis. On peut travailler un phrasé, une réminiscence qui fait penser à Duras, sans avoir à le marteler.  

C’est un film sur lequel j’ai beaucoup travaillé. Et travailler en amont sur un film, ça m’amuse, sinon je m’emmerde. J’aime qu’on me dise qu’il faut fouiller, chercher, enquêter, recueillir des sources, faire émerger un sens. Mais pour ça, il faut nous donner du grain à moudre. Sinon on a le droit d’être paresseux. Ce qui peut aussi nous rendre très bons – quand on joue parfois avec détachement, le personnage existe. Chez Emmanuel Finkiel, il y a énormément de travail – mais c’est aussi un endroit où il faut se méfier de la performance, bien se garder de vouloir faire son numéro. Elle est là la recherche : comment trouver quelque chose de nourri, de plein, qui te change, te fait être autre, tout en gardant une pureté, une énergie jamais appuyée ?

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« La Chambre de Mariana » (c) Ad Vitam

Dans votre filmographie, il y ce rôle très cérébral d’Ariane dans la série En thérapie (2021) qui semble avoir été une révélation pour vous-même, et pour le public. En quoi ce rôle a-t-il marqué un tournant ?

Quand j’ai passé l’audition pour le rôle, je me suis dit : « Si ce n’est pas pour moi, c’est pour qui ? » C’est mystérieux, mais il y a des trucs, quand tu les lis, tu te dis que c’est pour ta gueule. Même si on est nombreuses à penser ça. J’ai tout de suite senti que c’était un endroit où je pouvais lâcher. Dans notre métier, on accumule beaucoup de choses. Être actrice, c’est se nourrir d’un trop plein d’émotions. A un moment, le trop plein jaillit, se déverse. On doit s’en débarrasser pour être vierge de quelque chose et revenir à zéro. J’étais à un moment où j’avais besoin de ça. D’où une thérapie, qui est le parfait moment pour se décharger, parce que je n’arrivais pas à faire le tri seule.

C’est déroutant de voir à quel point sous le prétexte de la fiction, sous les traits d’un personnage, on peut dire beaucoup de soi. Je ne suis pas habile avec les mots – avec ceux d’une autre, c’est plus simple. C’est pour ça qu’il y a eu un tel abandon avec rôle. Aussi parce que le dispositif s’y prêtait : un grand temps accordé par épisode, des plans séquence d’une heure sans interruption, un huis clos comme au théâtre. Tout poussait à l’abandon de soi.

Avant de faire du cinéma, vous avez posé pour le photographe Paolo Roversi, et surtout Peter Lindbergh, qui a été très important pour vous, vous avez été mannequin… Quel rapport entretenez-vous aujourd’hui à ce monde ?

Quand on est jeune, la mode, la photo, c’est agréable parce qu’on rentre dans un monde d’adultes fait de beauté et de rêves, de faste. Pour la banlieusarde et transfuge de classe que j’étais [Mélanie Thierry a grandi à Sartrouville, dans les Yvelines, ndlr], être projetée dans ce monde de la mode, c’était magique. A l’époque, je ne trouvais pas ça ennuyeux. J’ai eu cette chance d’appartenir à une époque où ces photographes faisaient des polaroids, des photos à la chambre. On installait à la bougie, on ne nous faisait pas croire à la magie – elle existait. Le travail de la lumière était un patient processus artistique, jouer avec une torche mettait une attention, un mystère, une apnée. Et puis la beauté, la perfection, ça passe, heureusement qu’il n’y a pas que ça. En vieillissant, on a un rapport à l’image qui n’est plus le même.

Comment décririez-vous le rapport à votre propre image aujourd’hui ?

Je suis moins à l’aise, moins légère, moins innocente. A 16 ans, j’étais sur ressors. En photo, ce qui est difficile, c’est d’être figé. Mon métier, c’est de bouger, de m’exprimer, c’est à cet endroit que je me sens le moins jugée.

Bertrand Tavernier, avec qui vous avez tourné La Princesse de Montpensier (2010) disait que de vous que vous étiez une « actrice de plein air ». Il vous avait bien cernée ?

J’avais adoré qu’il dise ça. Ça me plait parce que je ne suis pas quelqu’un qui théorise. Je passe par là, parce que j’ai besoin de m’élever intellectuellement et de travailler avec des gens qui ont cette dimension passionnante. Mais moi, je suis tout sauf ça. Je suis une fille de la terre, je sens bien que mon corps est enraciné. Je n’ai pas un corps léger, je n’ai pas un corps aérien. Mon corps s’exprime mieux dans un environnement concret. Les metteurs en scène savent très bien lire les gens qu’ils filment… On est plus un secret aux yeux de sa mère qu’aux yeux d’un metteur en scène. Il persiste un mystère, c’est le métier qui vaut ça. Mais les personnes avec qui j’ai un attachement, de la tendresse, dans mon itinéraire, ont vu en moi. Savoir qu’ils ont réussi à lire au fond de moi, ça m’émeut, parce que ça veut dire qu’ils m’ont réellement regardée.

La Chambre de Mariana d’Emmanuel Finkielsortie le 23 avrilAd Vitam (2 h 11)