Matthew Buchanan : « Letterboxd est le compagnon parfait pour faire un voyage dans l’histoire du cinéma. »

[INTERVIEW] Avec ses 18 millions d’utilisateurs dans le monde, Letterboxd est devenue l’appli incontournable des cinéphiles. Ludique et fédératrice, elle permet à chacun de noter et critiquer les films. Son cocréateur, Matthew Buchanan, nous parle des coulisses de cet outil qui fait évoluer la cinéphilie.


Letterboxd Capture d'écran
Letterboxd Capture d'écran

Vous avez créé Letterboxd en 2011, avec Karl von Randow. Quelle est la genèse de ce projet commun ?

Karl et moi, on s’est rencontrés dans une agence digitale où l’on travaillait sur des projets et expériences web assez cool. En 2011, quand la boîte a fermé, nous avons monté notre propre agence, Cactus Lab, pour continuer à aider certains clients avec leur site de e-commerce. Après quelques années de travail et une petite équipe bien en place, on a réfléchi à des projets plus personnels que l’on pourrait lancer entre deux missions. À l’époque, les réseaux sociaux comme LastFM, Flickr et Tumblr explosaient. On trouvait dommage qu’IMDb n’ait pas réussi à créer une vraie expérience sociale autour du cinéma. On s’est dit : pourquoi ne pas s’y coller nous-mêmes ?

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Quel est l’état d’esprit, l’ADN de ce réseau social ?

Notre mission a toujours été cohérente : aider notre communauté à découvrir des films qu’elle pourrait aimer, créer un esprit de partage autour de ce que vous avez regardé, dans l’espoir que quelqu’un d’autre découvre son nouveau film préféré grâce à vous – qu’il s’agisse d’une nouvelle sortie, d’un joyau méconnu ou d’un classique bien-aimé. Et on tient à ce que cette expérience reste fun et safe pour tout le monde. On peut utiliser Letterboxd comme un journal privé, mais on passerait sans doute à côté d’un tas de recommandations géniales venant d’amis ou de membres qui partagent nos goûts. L’idée, c’est d’articuler l’expérience personnelle et l’expérience sociale.

Personnellement, quel cinéphile êtes-vous ?

Le premier film que j’ai vu au cinéma, c’était La Liberté sauvage (The Adventures of the Wilderness Family, 1975) de Stuart Rafill, l’histoire d’une famille citadine qui lâche tout pour aller vivre à la montagne. J’étais scotché et j’ai tanné mes parents pour qu’on y retourne. Ce film fait de moi un enfant de l’ère VHS : je passais mon temps au vidéoclub du quartier à remplir mon sac de cassettes.

Aujourd’hui, j’ai des goûts assez éclectiques, mais j’ai un faible pour les films qui bousculent, qui dérangent. Mother ! de Darren Aronofsky et Mise à mort du cerf sacré de Yórgos Lánthimos faisaient partie de mes coups de cœur en 2017, pour vous donner une idée ! Je suis attiré par les films avec des concepts forts, ou qui se passent dans un espace confiné. Mais je peux tout autant me perdre dans un chef-d’œuvre de « slow cinema » [genre caractérisé par un minimalisme, peu de narration, et une attention prêtée à la contemplation, ndlr] pour profiter de l’ambiance et la photographie.

Pensez-vous que la plateforme ait transformé la cinéphilie en expérience collective ?

Ce n’est pas à nous de le dire je pense ! Mais je suis ravi d’entendre que certains attribuent une partie des recettes de The Brutalist [de Brady Corbet, en salles en ce moment, ndlr] à de jeunes cinéphiles possédant un compte Letterboxd – c’est l’effet recherché ! Je me dis qu’on a réussi notre coup. On veut juste que les gens continuent à échanger, à s’enthousiasmer pour le cinéma, et à rendre cette passion contagieuse.

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Letterboxd, capture d'écran
Letterboxd, capture d’écran

Votre désir, c’est aussi de faire revivre certains cinéphiles oubliées ou marginales ?

Toujours ! Mais c’est un défi. On travaille avec des festivals, des ciné-clubs, des podcasts, des cinémas indépendants… Malgré ça, il y a encore plein de gens qui ne nous connaissent pas. Aujourd’hui, j’ai rencontré un avocat à Auckland, passionné de cinéma, qui n’avait jamais entendu parler de Letterboxd. Quand je lui ai expliqué le concept, il était dégoûté de ne pas avoir connu ça plus tôt ! Certains nouveaux membres importent des décennies de films vus, avec la date, l’endroit, parce qu’ils ont conservé leurs vieux tickets de cinéma. C’est fou, c’est touchant, j’adore ça.

Une étude de 2024 montre que 60 % des utilisateurs de Letterboxd ont moins de 34 ans. Comment expliquez-vous ce succès auprès des jeunes ?

Quand on commence à explorer le cinéma, au-delà des gros blockbusters, on a cette soif, ce désir contagieux de tout comprendre, de tout voir. On veut aussi comprendre la genèse d’un film, ses sources d’inspiration et son héritage. Letterboxd est le compagnon parfait pour faire ce voyage dans l’histoire du cinéma. Les jeunes passent plus de temps en ligne, beaucoup d’entre nous ont désormais grandi avec les réseaux sociaux. On a aussi fait en sorte d’embaucher des jeunes talents dans notre équipe éditoriale, qui renforce encore plus le lien avec la communauté, et a attiré une audience curieuse, ultra-active.

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La rubrique “4 Favourite Films”, qui consiste à questionner des personnalités sur leur quatre films préférés, est devenue virale sur les tapis rouges et dans les festivals. D’où vient cette idée ?  

Autant la fonctionnalité « Year in Review » [qui permet de faire un récap de ses statistiques de l’année, ndlr], qui permet de repérer des tendances et de mettre en avant des contenus intéressants de nos membres, existe depuis 2012, autant le « Four Favourites » est une création récente. Pour être honnête, j’étais sceptique lorsque mon responsable des réseaux sociaux, Aaron Yap, m’a soumis l’idée. J’avais tout faux : c’est devenu une formidable petite carte de visite que les personnalités aiment préparer à l’avance (ou pas). C’est dingue de se dire qu’on a déjà posé cette question à près d’un millier de créateurs. On observe aussi des pics d’activité sur les listes de films à voir, dès qu’un titre plus obscur est mentionné. Ça a été le cas récemment avec The Vast of Night, un film de SF choisi par Jack Quaid [l’acteur à l’affiche de The Companion, ndlr].

Des réalisateurs comme Martin Scorsese et Michael Mann ont rejoint Letterboxd. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?

C’est énorme ! Le simple fait qu’ils partagent des listes valide l’un de nos objectifs : rapprocher les cinéastes et leur public, rendre le processus de création accessible aux spectateurs. En plus, ils ont participé à des interviews sur notre chaîne YouTube : Scorsese et DiCaprio ont accepté de discuter des films qu’ils se sont mutuellement montré pour Killers of the Flower Moon, et Michael Mann a partagé 25 films qui ont marqué sa carrière de cinéaste. Franchement, c’est incroyable. Et jamais, au tout début de Letterboxd, on n’aurait imaginé que ce genre de choses puisse arriver un jour.

Vous avez interviewé des milliers d’artistes, de Denis Villeneuve à Emma Stone en passant par Wim Wenders. Quelle collaboration vous a particulièrement touché ?

Il y en a eu tellement ! Mais celle qui me reste le plus en tête, c’est la session de questions-réponses de Jeremy Saulnier en 2016, lors de la promotion de son thriller punk Green Room. À l’époque, on n’était pas encore aussi connus, et il a été incroyablement généreux avec son temps. Il a pris la peine de lire plus de 400 questions envoyées par nos membres et d’y répondre en détail, livrant des réponses sincères et approfondies qui ont fini par atteindre près de 10 000 mots ! Il a même évoqué la disparition tragique d’Anton Yelchin, l’acteur principal du film, après le tournage. Il n’était absolument pas obligé d’en faire autant. On sentait qu’il avait pleinement compris l’engagement viscéral de notre communauté envers son film, et qu’il voulait leur rendre cette affection en retour. C’était vraiment un moment fort.

Vous avez accès à toutes les statistiques d’utilisation de la plateforme. Si vous deviez retenir une seule information qui vous a le plus surpris, ce serait laquelle ?

On peut observer – et c’est fascinant – les parcours, les chemins que suivent nos membres sur la plateforme. Par exemple, certains membres arrivent sur Letterboxd car ils sont attirés par une star dans un film populaire : Robert Pattinson dans Twilight et The Batman. Et ils finissent par plonger dans sa filmographie plus pointue et audacieuse, découvrant des films comme The LighthouseGood Time ou High Life

Au-delà du suivi de notre croissance et de l’engagement global, les données agrégées de la plateforme nous donnent un regard précis à la fois sur le parcours d’un film au moment de sa sortie et sur les tendances plus larges à travers les festivals et la saison des récompenses. Ces données ne servent pas juste à satisfaire notre curiosité, elles nous aident aussi à orienter l’évolution de la plateforme, notamment sur les fonctionnalités et l’engagement des utilisateurs, ce qui devient un axe de plus en plus stratégique à mesure que notre équipe grandit.

Letterboxd vient de confier en exclusivité sa régie publicitaire française à mk2 (société qui édite TROISCOULEURS). Que symbolise cette collaboration ?

Avec mk2, on a trouvé un partenaire qui partage notre amour du cinéma et qui possède une expertise incomparable en France. C’est une référence absolue dans son pays, et travailler avec eux nous permet d’aller encore plus loin dans notre mission. Grâce à cette collaboration, on espère renforcer notre lien avec les cinéphiles français et continuer à développer une communauté mondiale où les passionnés de cinéma, quelle que soit leur langue, se sentent chez eux. Notre objectif à long terme est d’enrichir l’expérience Letterboxd pour tous, et mk2 va clairement nous aider à y parvenir.