Mati Diop a été récompensée du Grand Prix du Jury du Festival de Cannes 2019 avec son film Atlantique. Nous republions son portrait réalisé en 2014.
Le visage juvénile de Mati Diop rappelle quelque chose, comme un souvenir de cinéma. C’était en 2008, elle avait 25 ans, en paraissait 18, et tenait le premier rôle dans 35 rhums de Claire Denis, au côté d’Alex Descas. De cette époque, la jeune femme a gardé la silhouette gracile et y a ajouté une assurance calme, une résolution souveraine. « Le film de Claire Denis a confirmé mon désir de passer à la réalisation ; elle m’a transmis quelque chose de sa détermination, même sans le vouloir. »
Son moyen métrage Mille soleils sort en salles, après une gestation longue de 5 ans. Il y est question d’un ancien acteur, Magaye Niang, confronté au souvenir d’un film tourné dans sa jeunesse, Touki Bouki, réalisé en 1972 par Djibril Diop Mambéty.
Le réalisateur sénégalais, décédé en 1998, n’est autre que l’oncle de Mati Diop : « J’ai découvert Touki Bouki sur une VHS très abîmée, ce qui a participé à rendre le film encore plus lointain et mystérieux. J’ai eu assez vite envie de le partager avec mes amis, pour leur montrer que je venais de cette Afrique, et que c’était celle-là dont j’étais fière. »
À partir de cette relation, à la fois intime et politique, à l’œuvre de son oncle, Mati Diop a tricoté un maillage complexe et fascinant entre la fiction et le documentaire, le passé et le présent. Mille soleils est le portrait d’un homme qui erre dans la lumière basse des nuits de Dakar filmées en numérique et qui, au détour d’une rue, rencontre l’image d’un jeune homme qui l’éblouit et l’anéantit. Ce jeune homme, c’est son personnage dans Touki Bouki,Mory, un éleveur de vaches, amoureux d’Anta – qui a choisit l’exil, alors que lui reste en Afrique.
Lorsque naît le projet de Mille soleils, en 2008, Mati Diop n’a réalisé qu’un seul film autoproduit. Elle s’apprête à entrer au Fresnoy et profite des quelques mois qu’il lui reste avant la rentrée pour partir seule à Dakar rencontrer Magaye. « Les choses se sont faites assez simplement. Son désir de jouer a rencontré mon très grand désir de le filmer. Magaye joue beaucoup dans la vie, il a une grande maîtrise de l’image qu’il renvoie. Tenir son propre rôle n’était pas un problème. »
SORCELLERIE
Mille Soleils aurait pu être un simple documentaire sur Magaye, trente ans après Touki Bouki, mais Mati Diop ne s’est pas arrêtée là. Pendant cinq ans, elle a mûri le projet, réalisé deux courts et un moyen métrages, affirmé son style : « Il fallait rendre le film libre, indépendant de celui de mon oncle. L’écriture est donc très hybride, elle tient du collage. »
Et en effet, ce qui élève Mille soleils à un degré d’intensité imprévu, c’est lorsque la fiction prend brusquement le pas sur l’ancrage documentaire. Magaye/Mory décide de retrouver Anta (ou l’actrice qui la joue, le doute plane), son amour enfui. Coup de fil longue distance, vision hallucinatoire, passage au 35 mm, final dans la neige : Mati Diop ouvre une brèche dans le temps, par laquelle s’engouffre une nostalgie immense qui drape Magaye dans les habits fantomatiques de Mory. « Comment vivre avec la légende qu’il a été ? L’histoire réelle est tellement romanesque que j’ai tout de suite basculé dans la mythologie. »
Ce lien entre mythe et réalité, Mati Diop l’avait déjà exploré dans Atlantique (2008), qui mettait en scène le récit de l’odyssée d’un jeune Dakarois qui tentait de traverser l’océan. Lorsqu’on lui demande quelles ont été ses influences pour Mille soleils, Mati Diop cite Husbands de John Cassavetes, et Werner Herzog « pour le côté lyrique des séquences dans la neige ».
Les deux cinéastes sont des références hétérogènes qui cadrent justement avec cette capacité qu’a la jeune réalisatrice de se réapproprier des histoires – intimes et de cinéma – pour aboutir à un film éminemment personnel et singulier.
À entendre Mati Diop évoquer son projet de long métrage, La Prochaine Fois le feu, qui mêlera « le portrait d’une jeunesse très contemporaine à la fable gothique d’une Pénélope qui n’a pas les moyens d’attendre patiemment Ulysse », on parie sur un film encore plus fantastique.
Souhaitons que celle qui considère le cinéma comme « proche de la sorcellerie » continue d’affirmer, contre le temps qui passe et contre la tristesse qui se dégage des vieux chefs d’œuvres, ce que la caméra peut : allumer des soleils, partout, et surtout sur les cendres des amours perdus.
Image d’illustration: extrait de Mille Soleils