Planète B se déroule dans un monde qui ressemble au nôtre. En quoi le film est-il une dystopie ?
Plusieurs dystopies jouent sur le fait que le futur n’est pas si lointain. Si la projection est trop éloignée, l’effet réflexif sur notre époque se dilue. Quand vous faites un film qui a pour fond l’urgence climatique, vous ne pouvez pas le projeter trop loin. De ce point de vue, Planète B rentre dans le cadre classique de la dystopie. On y retrouve d’autres éléments : un gouvernement totalitaire, des dispositifs de surveillance, l’utilisation de la technologie à des fins d’oppression. Le terme d’anticipation peut être trompeur : on a l’impression qu’on regarde vers l’avant alors qu’en réalité les thématiques renvoient à des angoisses millénaires.
L’un des personnages s’interroge : « La torture virtuelle est-elle réelle ? » Qu’en pensez-vous ?
C’est une vraie question philosophique. Dans le film, il y a des casques de réalité virtuelle. Ces deux termes sonnent comme un oxymore : soit c’est réel, soit c’est virtuel. L’expression permet en fait de traduire la distinction philosophique entre la réalité et le réel. Le réel, c’est le monde tel qu’il est. La réalité, c’est notre perception du monde. Est-ce que ce qui est virtuel peut relever de la réalité ? Oui, puisque la réalité est une perception du réel. Le virtuel n’y échappe donc pas.
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Dans le film, on parle d’intrus, d’étrangers, pour désigner les activistes. Qu’est-ce que ces éléments de langage révèlent ?
Dans mon livre La Petite Fabrique de l’inhumain [2021, Éditions de l’Observatoire, ndlr], j’ai essayé d’expliquer que la déshumanisation passe par un appauvrissement du langage. Pour appuyer mon intuition, je citais l’historien Jacques Semelin qui, dans Purifier et détruire, dit que les grands massacres de l’histoire ont été précédés d’une préparation idéologique. Il faut d’abord convaincre les gens que ce que vous faites est légitime. Si, par un artifice de langage, vous réussissez à les convaincre que l’autre n’est pas vraiment un être humain, l’acte agressif apparaît comme un acte d’autodéfense. On parle des migrants en tant que flux, c’est une manière de déshumaniser les personnes. Ce que l’on entend dans le film n’a rien de choquant pour un spectateur de 2024. C’est un discours banalisé, diffusé sur les chaînes médiatiques.
Le motif de l’œil est omniprésent dans le film. Que dire sur cette symbolique ?
On pense à « Big Brother is watching you », motif que l’on trouve dans 1984 de George Orwell. L’œil, c’est aussi autrui. Il renvoie au regard de l’autre, comme pour nous dire que l’intimité est une illusion. La blessure à l’œil que finit par subir l’héroïne renvoie aux manifestants qui ont été éborgnés par les forces de l’ordre ces dernières années. Sur le plan symbolique, dans la tradition grecque et mythologique, les aveugles n’étaient pas des gens qui avaient perdu la vue, mais qui avaient gagné une vue différente.
Dans votre livre Les Lents demains qui chantent (2020, Éditions de l’Observatoire), vous interrogez le « et après ? ». C’est une question qui ne nous quitte pas pendant le film…
Dans La Peste, Albert Camus écrit : « Quand une guerre éclate, les gens disent “ça ne durera pas, c’est trop bête”. […] mais […] la bêtise insiste toujours, on s’en apercevrait si l’on ne pensait pas toujours à soi. » Il explique qu’on a ce tropisme des lendemains qui chantent inscrit dans notre esprit qui permet de rendre le présent tolérable quand il est atroce. Le « plus jamais ça » nous renseigne sur une séparation étrange entre ce qui devait être et notre capacité d’action. On pense qu’on a encore le temps. Pour l’écologie, nous n’en avons plus. J’ai écrit « lents demains » en deux mots parce qu’on fantasme souvent la révolution comme si tout changeait en un jour. J’ai la conviction camusienne que les révolutions découlent d’un processus historique long. Nous évitons de nous projeter. Le cinéma d’anticipation nous force à un exercice mental douloureux qu’on a tendance à esquiver.