« Au cinéma, j’ai produit des films dont personne ne voulait. En art, j’ai cherché des œuvres dont personne ne parlait. » C’est ainsi que Marin Karmitz, producteur (de Claude Chabrol, Krzysztof Kieślowski ou encore Abbas Kiarostami) et fondateur de la société mk2 (qui édite ce magazine), évoque ce qui l’a guidé dans la constitution de sa vaste collection d’œuvres d’art, commencée au début des années 1980 : un goût pour le défrichage, la découverte.
Parmi les près de quatre cents pièces exposées à La Maison rouge (surtout des photos, mais aussi des dessins, peintures, installations et sculptures), on peut ainsi admirer des pépites signées Anders Petersen ou Stanisław Ignacy Witkiewicz, mais aussi des œuvres d’Annette Messager, Christian Boltanski ou Chris Marker.
L’exposition est intitulée «Étranger résident». L’expression, utilisée par Abraham dans un verset de l’Ancien Testament, a pour Karmitz de multiples interprétations. «Chacun peut trouver ce qu’il veut dans cette idée. Que ça soit en rapport avec l’actualité, avec l’histoire, avec soi-même…»
Mais elle résonne particulièrement avec son parcours, lui qui est né dans une famille juive en 1938 à Bucarest, avant d’émigrer en France à l’âge de 9 ans avec ses parents, en quête d’un climat politique plus accueillant. Il nous a parlé de quelques-unes de ses pièces, confirmant qu’elles sont autant le reflet d’une histoire collective que de celle, intime, de celui qui les a collectées.
Quelle est la première œuvre que vous avez achetée ?
La première œuvre que j’ai acquise est une lithographie de Francis Bacon, lors d’une exposition à la galerie parisienne Claude Bernard, au début des années 1980. L’intérêt pour la photo est venu plus tard, à la fin des années 1990, grâce à un « passeur », Christian Caujolle. Dans les arts plastiques, les artistes sont très isolés, solitaires. Il faut qu’il y ait des galeries, des journalistes – mais il n’y a plus beaucoup de place pour en parler dans les journaux –, des institutions et des collectionneurs. Cet ensemble a vraiment du sens. Pour ma part, la galeriste Catherine Thieck m’a appris à regarder la peinture, comme on apprend à lire. Ensuite, c’est Christian Caujolle, qui a cofondé le service photo de Libération et a ensuite monté l’agence et la galerie VU, qui m’a amené peu à peu à comprendre et à aimer la photographie, à découvrir en quoi c’est un art aussi important que les autres et un mode d’expression à part entière.
Vous définiriez-vous comme un collectionneur ?
J’ai montré une partie de ma collection aux Rencontres d’Arles, il y a sept ans. C’est là où, tout à coup, je me suis retrouvé dans une position de collectionneur. Moi, je m’étais toujours considéré comme un amateur. Bon, pourquoi pas collectionneur, parce que beaucoup d’œuvres s’amassent au fil des ans, ça finit par être cohérent. Mais cette cohérence est donnée par les institutions, par le regard des autres.
En-dehors des expositions, comment faîtes-vous vivre votre collection ?
L’accrochage chez soi a pour moi un grand intérêt : on peut voir comment les œuvres dialoguent entre elles : parfois, elles se disent des gros mots, et parfois elles se font des mamours. C’est une particularité de l’amateur, qui n’impose pas ses choix aux autres. Le conservateur peut difficilement le faire.
Roman Vishniac, Isaac Street, Kazimierz, Krakow, circa 1935-1938
« J’ai découvert Roman Vishniac grâce à un livre de photos intitulé Un monde disparu, préfacé par Elie Wiesel. En l’ouvrant, je suis tombé en arrêt: c’était des images de mon inconscient, dont j’étais à la fois proche et lointain. Ce cliché montre une ville enneigée; j’ai moi-même vécu dans une ville sous la neige quand j’étais petit, j’ai côtoyé ces silhouettes noires qui errent dans les rues vides. Ce travail résonne avec ma mémoire, mon histoire. Ce sont des images qu’on ne peut plus voir, puisqu’il n’y a quasiment plus de Juifs en Pologne, comme en Roumanie ou en Hongrie. Ce livre m’a donné envie de trouver d’autres photos de Vishniac, mais c’est très difficile. Ma recherche m’a permis de rencontrer un grand passeur, le marchand américain Howard Greenberg, l’homme clé de l’histoire de la photographie américaine, qui m’a fait découvrir tant d’artistes inconnus.»
Gotthard Schuh, Grubenarbeiter, Belgique, 1937
« Cette photo de Gotthard Schuh montrant un jeune mineur est à mes yeux celle d’un résistant. Cette évocation du monde des corons me rappelle quelque chose que j’ai connu après Mai 68, notamment avec l’affaire de Bruay-en-Artois sur laquelle Isabelle Huppert fait face à deux policiers du régime de Vichy. »
Julio González, La Montserrat, 1940
« Après la photo, j’ai commencé à m’intéresser au dessin, en commençant par le XIXe siècle français, parce que je trouve qu’il y a des dessinateurs sublimes comme Géricault, Delacroix ou Rodin. Le côté inachevé et la fragilité des dessins me passionnent. Comme avec les photos, il ne faut pas trop les exposer à la lumière; il faut les ranger de temps en temps pour les laisser reposer. C’est un dialogue physique avec l’œuvre. J’ai ressenti cette fragilité au cinéma, par exemple avec mon premier long métrage, Sept jours ailleurs, tourné en 1969 en noir et blanc avec une pellicule Tri-X qui avait du grain – on voyait la matière se dessiner. Ce dessin de Julio González représente la Montserrat, une héroïne de la guerre civile espagnole qui a dû faire face à la barbarie. Ce rapport à la guerre est un thème récurrent chez lui, comme Picasso avec Guernica. »
Lewis Hine, Little Orphan Annie in a Pittsburgh Institution, 1909
«Lewis Hine est l’un des piliers de la photo américaine. À New York, j’ai acheté aux enchères un coffret contenant deux cents plaques photographiques, dont celle-ci, sur lesquelles est inscrit «Lewis Hine – social photographer». Les sujets dont il traite sont l’immigration, le travail des enfants et des femmes, la vie des ouvriers. Je trouve son travail sublime. Le noir et blanc parcourt cette exposition. En 1966, j’ai tourné un court métrage en noir et blanc, Comédie, d’après la pièce de Samuel Beckett. Ce film, qui sera montré dans l’exposition, a fondé mon rapport avec l’art. Dans le noir et blanc, il y a une intensité et une possibilité d’interprétation que l’on a plus difficilement avec la couleur. Ça passe par beaucoup de nuances de gris. Je suis davantage touché par l’ambiguïté.»
Michael Ackerman, Benjamin with Bird, 1997
«Je pense que Michael Ackerman est le plus remarquable des jeunes photographes actuels. De Lewis Hine à lui, toute une trajectoire se dessine. Cette photo est d’une totale ambiguïté. Qui est ce garçon? Quel est cet animal? Comment un si grand oiseau peut-il être si paisiblement posé sur l’épaule d’un garçon, qui d’ailleurs n’est peut-être pas un garçon mais une fille? Est-ce que c’est l’aigle allemand sur le crâne d’un détenu dans un camp de concentration? Pour moi, c’est ça la force de la photo: on peut imaginer x histoires dans une seule image, alors qu’il en faut vingt-quatre par seconde au cinéma. Comme je vis au milieu de mes photos, je vis au milieu de plein de possibilités de films. Mais elles ne sont que dans mon imaginaire.»
Man Ray, L’Inconnue de la Seine, 1960
«Man Ray a transformé un masque dont on raconte qu’il a été moulé à l’institut médico-légal sur le cadavre d’une femme très belle noyée dans la Seine. Le moulage d’origine a inspiré, notamment, Louis Aragon pour son admirable roman Aurélien. Le héros, qui a ce masque au-dessus de son lit, est amoureux d’une femme, Bérénice. Un jour, il se rend compte que l’inconnue de la Seine et Bérénice sont la même personne. Le masque est donc, d’une certaine façon, le personnage principal du roman. Quand j’étais jeune, j’ai acheté ce masque chez un marchand de plâtres, puis je l’ai accroché au-dessus de mon lit pendant mon adolescence. Pour faire cette œuvre, que j’ai achetée aux enchères, Man Ray a repeint ce masque, l’a redessiné – on voit par exemple les cils –, et il a posé ce triangle. C’est pour moi une façon très agréable d’évoquer la mort. »
« Étranger résident. La collection Marin Karmitz »
du 15 octobre au 21 janvier
à La Maison rouge