Marie Losier : « Notre amitié avec Peaches a été instantanée. C’est par là que le film a commencé. »

La passionnante cinéaste et plasticienne française (« La Ballade de Genesis et Lady Jaye », « Cassandro the Exotico ! ») continue de célébrer les figures révolutionnaires de l’underground avec Peaches Goes Bananas, vibrant documentaire sur la démente chanteuse et performeuse féministe et queer canadienne. Au festival de Venise, en septembre dernier, où le film faisait son émouvante première, on l’a rencontrée pour qu’elle retrace la genèse de ce projet – comme toujours avec elle – hors-norme.


Peaches Goes Bananas de Marie Losier
Peaches Goes Bananas de Marie Losier

Comment avez-vous découvert Peaches ?

À la base, je ne connaissais absolument rien de sa musique – je suis toujours un peu à côté de la plaque… J’étais beaucoup plus dans la musique expérimentale et le punk new-yorkais. J’ai rencontré la personne avant sa musique.

En 2006, j’habitais encore à New York, je suis partie pendant une semaine avec Genesis P-Orridge et Psychic TV pour une tournée. On était à Bruxelles et j’avais ma petite Bolex 16 mm avec moi et je filmais Genesis dans les couloirs du Botanique. À un moment, Peaches sort. Elle était brune, elle avait un soutif incroyable à paillettes. Elle me dit : « Mais c’est quoi ce truc, cette caméra ? » Je lui réponds que c’est une Bolex, qu’il n’y a pas de son synchro.

Je les ai filmées pendant la semaine de tournée et, plus tard, je lui ai envoyé les deux bobines de film. Elle m’a dit : « Mais personne ne montre jamais ce qu’il filme, c’est incroyable ! » Quand elle est revenue à New York – puisqu’elle y allait souvent pour voir Suri, sa sœur –, on s’est revues. Notre amitié a été instantanée. C’est par là que le film a commencé.

Vous tournez toujours avec la même caméra Bolex ?

Oui ! Depuis dix-sept ans. Elle a quelques problèmes maintenant, parce qu’il y a de moins en moins de réparateurs… Mais je ne me limite pas à cette caméra : dans le film, il y a un mélange d’archives, de vidéos tournées au téléphone et de pellicule de caméra au format 16 mm. J’ai fait suivant les moyens, les endroits et les rencontres.

C’est particulier, de tourner un film sur une musicienne avec une caméra qui n’enregistre pas le son…

Pour moi, le plus intéressant dans le cinéma, ce qui m’excite le plus, c’est la construction sonore à partir d’images sans son, de retrouver parfois des moments synchros qui sont très jouissifs. De construire une narration à travers des voix off et d’imaginer et faire le bruitage. Il s’agit de créer toute la musicalité qui permet de développer mon imaginaire. Quand Peaches fait tourner son gros collier autour de son cou, ça m’a tout de suite fait penser à un envol d’oiseau, à quelque chose de métallique et en même temps d’agressif. Ça n’a rien à voir avec ce qu’on voit.

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Peaches Goes Bananas de Marie Losier

À Berlin l’an dernier était montré le documentaire Teaches of Peaches de Philipp Fussenegger et Judy Landkammer, ensuite diffusé sur Arte. Il y a des moments où vous avez tourné en même temps avec l’équipe de l’autre documentaire. Comment ça s’est passé ?

Dans un des lieux où j’ai tourné, j’ai vu un monsieur immense qui faisait partie de cette équipe. Comme moi, je suis toute petite, j’avais toujours priorité, et j’avais le siège réservé tout devant parce que ça faisait dix-sept ans que j’accompagnais Peaches. Elle engueulait tout le monde pour que je sois devant. C’était un drôle de croisement, mais à aucun moment ça ne m’a gênée.

L’équipe était très sympa, je n’avais aucune inquiétude. Et puis, c’est comme quand je faisais Cassandro ou le biopic sur Genesis, il y avait toujours mille personnes qui faisaient d’autres films sur les mêmes sujets en même temps. On est tellement différents que je ne peux pas m’angoisser de ce que quelqu’un d’autre va faire, surtout avec des moyens qui n’ont rien de comparable : l’équipe de Teaches of Peaches avait une super caméra, de supers micros, et moi, ma petite Bolex et mon petit iPhone pour enregistrer le son. Ce n’est pas le même processus de création.

Pourquoi avez-vous mis dix-sept ans à faire le film ?

C’est un gruyère, il y a des moments de tournage et des moments sans. Au départ, j’étais en train de finir le film sur Genesis [The Ballad of Genesis and Lady Jaye, sorti en 2011, sur un couple d’artistes ayant décidé de se fondre en une seule identité grâce à la chirurgie esthétique, ndlr]. Les rencontres avec Peaches étaient ponctuelles.

Et puis, comme à chaque fois, je ne sais pas si ça va être un film, si ça va devenir un court, un moyen ou un long métrage. En fait, le film vit avec son économie. C’est particulier parce je travaille à plein temps et que c’est moi qui ai produit pendant treize ans.

Je ne m’inquiète pas car il n’y a pas de deadline, pas de pression et ça nous permet de partager des vrais moments d’amitié et de création ensemble avec Peaches ou avec Genesis, Felix [Kubin, musicien auquel elle a consacré le moyen métrage Felix in Wonderland en 2023, ndlr] ou Cassandro [catcheur gay mexicain sur lequel elle a fait le documentaire Cassandro the Exotico ! en 2018, ndlr]. Ça permet de raconter l’évolution du corps, la vieillesse, l’évolution de la musique. Et moi, en dix-sept ans, j’ai fait énormément de progrès aussi. C’est un témoignage.

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Dans le film, la temporalité n’est jamais précisée. Vous ne dites pas sur combien d’années le film est tourné et le montage n’est pas chronologique. C’est une volonté, de perdre un peu les spectateurs ?

C’est juste ma façon de travailler. Je n’ai jamais fait un biopic chronologique. J’ai déjà du mal à savoir quel jour on est ! Je ne voulais pas devoir expliquer : « Ici, on est à Berlin et c’est tel festival » etc. Ce que je voulais, c’était restituer une impression, proposer un voyage dans le temps, et je pense qu’on sent les va-et-vient temporels.

D’abord, on le voit grâce au corps de Peaches, on comprend tout de suite quand c’est une archive. On voit aussi la façon dont c’est filmé, qui évolue. Pour moi, le challenge, ça a été le montage.

Comment ça s’est déroulé ? Vous l’avez fait au fur et à mesure ?

Non, j’ai regardé mes premiers rushes dix-sept ans plus tard !C’était une grande découverte. Ça a été parfois un cauchemar et en même temps une grande aventure, ce travail de broderie. Il y avait des images, ok, mais il y avait surtout du son, des milliers d’heures à écouter.

Il fallait trouver aussi la forme. Il a fallu écouter chaque mot de chaque enregistrement et imaginer comment articuler le tout. Ça pris des mois avec ma monteuse, Aël Dallier-Vega, c’est un travail qui m’a beaucoup appris.

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Peaches Goes Bananas de Marie Losier

Vous montrez l’intimité de Peaches, notamment son lien avec sa sœur aujourd’hui disparue, Suri, qui était atteinte de sclérose en plaques. Elle vous a toujours tout laissé filmer ?

Elle ne m’a jamais rien dit. Un jour, elle m’a emmenée chez Suri et ça a été immédiat : on est devenues très proches. Je n’ai jamais montré ou demandé quoi que ce soit sur le montage à aucun des artistes avec qui j’ai travaillés, il n’y a jamais eu de problème. Les gens que je filme savent exactement ce qu’on a filmé puisqu’ils se souviennent de ma présence. Et puis, on est amis, je ne leur cache rien, il n’y a pas de mauvaises surprises. La surprise, c’est de découvrir l’œuvre achevée.

Sur quels projets travaillez-vous en ce moment ?

Comme d’habitude avec moi, tout se superpose et s’entrecroise. Je suis en train de finir le montage d’un film sur un autre groupe underground qui fait de l’avant-garde performative, ils s’appellent The Residents et habitent San Francisco. Je les ai connus dans un champ à Bourges en résidence, sans savoir qui c’est puisqu’ils sont masqués. C’était juste des gens merveilleux, on est devenus très proches et ils m’ont amené à l’idée de faire un film sur des musiciens qui sont dans l’anonymat complet. Ce sera un moyen-métrage.

Je fais aussi une exposition personnelle de mes œuvres à Transpalette, à Bourges [jusqu’au 31 août, ndlr]. En parallèle, ça fait trois ou quatre ans que je travaille avec Carole Chassaing de Tamara Films sur une comédie musicale, avec le directeur artistique Roy Genty et le réalisateur Antoine Barraud, qui a coécrit avec moi. C’est sur la liberté, sur la folie et le sucre, qui est une forme d’addiction – ça peut être une vraie drogue !

Je n’ai jamais fait de fiction, ça m’angoisse beaucoup. J’aimerais que le documentaire ait sa place, sinon, je n’y arrive pas. C’est un travail de découverte. Peut-être que je vais complètement foirer, mais au moins j’aurais essayé une fois dans ma vie une fiction, avant de repartir sur la route des documentaires.

: Peaches Goes Bananas de Marie Losier (Tamasa Films, 1h13), sortie le 5 mars