Tinder, Meetic, OkCupid… Qu’est-ce que ces sites et applications ont véritablement changé dans les rencontres amoureuses et sexuelles ?
On s’est beaucoup focalisés sur les aspects numériques de ce bouleversement, mais l’évolution majeure me semble ailleurs. Il y a, chez les hétérosexuels, un phénomène de privatisation de la rencontre : les applications et les sites sont dissociés de notre vie sociale et spécifiquement destinés à la rencontre. Jusqu’ici, cela n’existait pas, ou de façon marginale, avec les petites annonces ou les agences matrimoniales. Avant, les partenaires se rencontraient dans la vie ordinaire : au xixe siècle, grâce à l’entourage, à l’Église… ; au milieu du xxe siècle, davantage sur le lieu de travail ou d’études. Aujourd’hui, on découvre des gens qu’on ne connaît pas, qu’on peut ne jamais revoir, et l’entourage n’est pas forcément au courant. Cette discrétion, cette insularité expliquent notamment le succès de ces espaces.
Y a-t-il d’autres raisons à ce succès ?
Il y a des changements sociétaux, structurels, plus larges, qui dépassent la focale juvénile que l’on a tendance à avoir en pensant ces applications ou ces sites. Certes, chez les jeunes, la mise en couple a lieu plus tard. De nouvelles relations se créent : plans cul, sex friends… La norme est de profiter de sa jeunesse, de ne pas se caser tôt. Les applications s’y prêtent très bien. Mais il y a aussi, chez les plus âgés, une augmentation du nombre de séparations et d’individus qui veulent se remettre en couple. Les applications permettent alors d’aller au-delà de son cercle, dans une période où la sociabilité est différente. Avec un travail et des enfants prenants, les applications deviennent également idéales pour eux.
Ces espaces permettent-ils réellement de dépasser son cercle de sociabilité ?
Ils le peuvent, mais ne garantissent pas forcément d’aller au-delà de son milieu social. Même lorsqu’on enlève les obstacles les plus évidents à la mixité sociale, on s’aperçoit que les gens continuent à rencontrer des personnes qui se ressemblent. Ce qui nous attire, nous intrigue, nous fait tomber amoureux, ce sont finalement des choses très socialement situées. Cette homogamie [la tendance à chercher un conjoint ou une conjointe dans le même groupe social, ndlr] repose beaucoup sur le corps, porteur d’énormément d’informations sur la personne. Et, sur les applications ou les sites, nous situons les autres par leurs vêtements, leurs postures, mais aussi leurs pratiques photographiques. Les selfies par exemple, les portraits sans mise en scène, mal cadrés, sont plus courants dans les milieux défavorisés. Ceux qui sont favorisés privilégient, quant à eux, les photos de vacances ou esthétiquement plus sophistiquées.
Certains sites ou applications, comme Bumble ou AdopteUnMec, revendiquent, dans un système relationnel inégalitaire, de donner davantage de pouvoir aux femmes. Est-ce une réalité ?
Dans les pratiques, il y a peu de traces d’une telle subversion. Ce sont souvent les hommes qui envoient le premier message, et les femmes qui répondent. La norme féminine reste celle de la réserve, une manière de ne pas être trop disponible, de se protéger. Cette norme, ancienne, se retrouve sur Internet, voire y est accentuée. Certes, des sites et applications ont essayé d’inverser les rôles, mais cela pallie surtout l’effet pervers du déversement de messages, envoyés par des hommes, auquel sont soumis des femmes. Les femmes jeunes sont les plus contactées, à la fois par les hommes de leur âge, mais aussi par ceux qui sont plus âgés. La tendance s’inverse par la suite : les femmes de plus de 50 ans sont majoritairement contactées par des hommes de leur âge.
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Une autre idée reçue sur ces sites et applications est l’influence des algorithmes dans le processus de sélection. Ont-ils vraiment un rôle à jouer dans les rencontres ?
Leur rôle est très exagéré. Quand on regarde les données, les pratiques des utilisateurs restent plus fortes que les logiques algorithmiques. En réalité, nous sommes mal à l’aise avec l’idée que la rencontre amoureuse se base sur un système de sélection et d’élimination relativement cru et inégalitaire. Les critères sont sexistes, racistes, classistes, âgistes. Cela nous choque beaucoup, et l’algorithme devient un peu un bouc émissaire.
Les sites et applications viennent également à l’encontre de nos imaginaires amoureux, du romantisme prétendument attendu de la rencontre. Pourquoi ?
On voudrait une rencontre fortuite, avec toujours l’idée que l’amour devrait nous tomber dessus ou relever du destin. Certaines applications récentes vendent par exemple des rencontres par ADN ou par phéromones. La compatibilité serait alors biologique, avec toujours cette idée que l’amour, dans un monde sans Dieu ou sans destin, n’est pas le fruit de notre propre volonté. Or, avec les applications et les sites, on provoque une rencontre lorsque l’amour est censé venir à nous. Dans le même temps, il y a un autre idéal, qui colle en revanche assez bien à ces nouveaux espaces : l’idée de l’âme sœur, de la singularité, que quelqu’un est fait pour nous et qu’il nous faut juste le trouver. Cette démarche volontariste va dans le sens de la responsabilité de soi, plutôt valorisée aujourd’hui. Mais, au fond, il reste toujours assez difficile d’expliquer l’amour ou de dire pourquoi nous tombons amoureux.
• « L’amour hétéro, le grand gâchis ? », rencontre avec Marie Bergström, Emma Becker et Guillaume Le Blanc,
le 10 novembre au mk2 Bibliothèque, à 20 h
• Les Nouvelles Lois de l’amour. Sexualité, couple et rencontres au temps du numérique de Marie Bergström
(La Découverte, 228 p., 21 €)