Louise Courvoisier, le cinéma est dans le pré

Dans « Vingt Dieux », Louise Courvoisier s’inspire du Jura et des visages de son enfance pour raconter l’épopée existentielle de Totone, un ado orphelin qui apprend à faire du fromage. Un premier film vibrant et plein de panache, porté par des comédiens non professionnels. On est allés rencontrer la réalisatrice, dans sa ferme familiale de Franche-Comté, sur les traces de ce projet né et tourné ici.


Louise Courvoisier, réalisatrice de Vingt-Dieux, dans sa ferme familiale de Cressia, photographiée par Julien Liénard pour TROISCOULEURS
Louise Courvoisier, réalisatrice de Vingt-Dieux, dans sa ferme familiale de Cressia, photographiée par Julien Liénard pour TROISCOULEURS

Dans les coulisses du dernier Festival de Cannes, il se murmurait qu’un premier film renversait les cœurs. C’était un éclatant western réinventé, venu de l’est de la France, qui faisait déferler sur la Croisette les cimes du Jura et sa jeunesse rurale à qui la vie n’épargne rien. Vingt Dieux a remporté le Prix de la jeunesse de la sélection Un certain regard, puis quelques mois plus tard, en octobre, le prix Jean-Vigo du long métrage 2024, à Paris. Entre-temps, le souvenir de ce coming-of-age noyé de lumière a mûri en nous – et la curiosité a grandi. Qui est sa réalisatrice, Louise Courvoisier, 30 ans, inconnue au bataillon ? D’où vient le regard cru, chargé de tendresse, qu’elle porte sur ce monde agricole ? Pour comprendre, direction Cressia, commune verdoyante de la Petite Montagne jurassienne, et ses environs, où Louise Courvoisier a grandi et tourné Vingt Dieux dans un joyeux esprit d’équipe.

Au bout d’une route en terre bordée d’arbres qui la dissimule comme un écrin se blottit la ferme familiale de Louise Courvoisier. « Je ne sais pas vivre ailleurs, c’est ma ligne d’horizon. » C’est une bâtisse en pierre, dont les murs centenaires ont abrité une jeunesse peu cinéphile – le premier cinéma, à Lons-le-Saunier, est à vingt kilomètres en voiture –, mais dont les journées se ponctuaient de « soirées DVD où l’on regardait en boucle les mêmes films un peu commerciaux : Pirates des Caraïbes, Les Dents de la mer… ». Ici, « au milieu de nulle part », les vraies histoires prennent racine dehors, au grand air. À commencer par celle de Totone (Clément Faveau), ado-trublion porté sur la bouteille de Vingt Dieux, qui décide, à la mort de son père, de réaliser le meilleur comté de la région pour gagner un concours local. Louise Courvoisier l’a écrit comme un héros de western à la conquête d’un territoire plein de promesses : la fabrication artisanale du fromage.

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Louise Courvoisier en compagnie de sa chienne Jawohl, dans la ferme située sur les hauteurs de Cressia où elle a grandi et tourné une partie de "Vingt-Dieux", en octobre 2024
Louise Courvoisier en compagnie de sa chienne Jawohl, dans la ferme située sur les hauteurs de Cressia où elle a grandi et tourné une partie de « Vingt-Dieux », en octobre 2024

RETOUR AU PAYS NATAL

On rôde au milieu des moutons farouches, suivis de près par la chienne, Jawohl – clin d’œil aux origines allemandes de la mère, Linda. Dans la plaine, on croise l’étalon Hardy, « toujours dans le feu des projecteurs », prévient Louise. Alors que le soleil sanguin d’automne décline sur les montagnes, on se demande pourquoi Louise Courvoisier a quitté, à 15 ans, ce paradis terrestre, direction l’internat de Besançon, avec une option cinéma – art « auquel elle ne connaît rien » –, puis la CinéFabrique de Lyon après le bac. Un irrésistible appel de l’ailleurs gronde en elle depuis l’enfance. On lui a donné le goût de l’ancrage autant que du départ, appris les liens de la terre autant que l’envie de prendre le large. Ses parents, anciens musiciens professionnels reconvertis dans l’agriculture, cultivent des céréales pour produire leur pain, sans tracteur.

« Il faut un village pour faire un film. »

Dans ce monde décloisonné, on « grandit avec l’idée que faire plusieurs métiers en même temps est possible ». Alors, avec ses frères et sœur, Louise Courvoisier s’invente une vie de bohème, façon road trip franc-comtois, à bord d’une caravane de fortune. L’imposant vestige de ce double héritage artistique et agricole trône encore dans la prairie, pas très loin d’un drapeau made in Jura : « Dans cette calèche, on avait installé une cuisine pour faire la tournée des villages à cheval, avec un spectacle de cirque. »

Cette fratrie de cinéma, Louise Courvoisier la reconvoque des années plus tard pour élaborer Vingt Dieux. Sa sœur, Ella, couturière de formation, est chef-décoratrice sur le plateau, aidée de son frère Pablo, maréchal-ferrant. Sa mère, Linda, et son autre frère, Charlie, circassien – déjà compositeur de Mano a mano, court métrage de fin d’études de Louise, Premier Prix de la Cinéfondation à Cannes en 2019 –, écrivent la musique. Le papa, David, joue du violon, mais s’est surtout attribué « le rôle de facilitateur » : il déniche des tracteurs, prend contact avec les gens aux alentours. Bientôt, la fratrie de cinéma s’élargit aux amis, aux voisins, aux habitants de Cressia. Vingt Dieux devient le carnet de bord filmé d’un déracinement puis d’un retour au pays, une aventure commune. Car c’est bien connu, il faut un village pour faire un film.

Louise Courvoisier dans sa voiture, en octobre 2024, sur les traces du tournage de son film
Louise Courvoisier dans sa voiture, en octobre 2024, sur les traces du tournage de son film

UN POUR TOUS, TOUS POUR UN

« Un tournage, c’est aride. Ça arrive, ça filme et ça repart, ça peut laisser des séquelles. J’avais besoin qu’on fasse du moment de tournage une bulle, malgré les injonctions d’une industrie dure, qui impose de respecter un délai, un budget. Quand on se sent solide, entouré de gens bienveillants, on est meilleur pour l’équipe. » Après trois ans d’écriture (avec Théo Abadie et Marcia Romano) et deux ans de financement, Louise s’attaque au noyau de son film : un casting sauvage. Elle sait qu’elle doit mettre en confiance des comédiens non professionnels du coin. Faire entendre leur accent nonchalant, filmer leur peau brunie par le travail en extérieur, se nourrir de leurs quatre cents coups pour affiner le scénario. La réalisatrice écume les bals de lycées agricoles, les courses de motocross, essuie les refus. Le cinéma est un archipel désirable, mais trop lointain. Sauf pour Clément Faveau, lycéen qui travaille dans un élevage de volailles : « Quand on l’a rencontré, il ne pouvait pas s’empêcher de regarder les tracteurs en même temps qu’il nous répondait. Il engueulait son chien, tout débordait chez lui d’une manière attachante. » La rencontre est une évidence, comme avec Maïwène Barthelemy, étudiante en BTS agricole désarmante d’aplomb, qui campera la jeune agricultrice Marie-Lise.

« J’aime l’idée que Totone ait un projet concret. Non pas qu’il atteigne la perfection, mais qu’il aille au bout de ce fromage, en trouvant des outils d’émancipation, un chemin de deuil par les mains. »

« J’ai le souvenir d’une enfant avec un sens de l’observation très fort », confie le père de Louise. La cinéaste a un don pour déceler chez ses comédiens une vérité franche, logée dans un détail physique, un tic de langage, un regard frondeur. Elle refuse de tricher. Jusqu’à leur faire fabriquer, pour les besoins du film, de véritables meules de comté, grâce à Jacques, un ami fromager, qui les coache. La démarche est écolo – pas de gaspillage de faux fromage – et quasi existentielle. Filmée au plus près des mains calleuses, comme un rituel païen et sensuel, l’élaboration du comté est une initiation à la patience : « J’aime l’idée que Totone ait un projet concret. Non pas qu’il atteigne la perfection, mais qu’il aille au bout de ce fromage, en trouvant des outils d’émancipation, un chemin de deuil par les mains. »

Louise Courvoisier sur le terrain de la ferme familiale à Cressia, entourée des chevaux de trait que l'on voit dans une scène du film
Louise Courvoisier sur le terrain de la ferme familiale à Cressia, entourée des chevaux de trait que l’on voit dans une scène du film

Faire éprouver la difficulté du travail manuel est une éthique que Louise Courvoisier partage avec Raymond Depardon. Une séquence en particulier évoque la méthode du documentariste-bourlingueur, observateur discret du quotidien des agriculteurs. C’est une scène de vêlage dans une grange, tournée à vingt kilomètres de Cressia, que l’équipe du film a attendue, suspendue, pour la capturer en temps réel : « Tout s’est passé comme si on filmait une scène d’intimité. En sept minutes, la vache a mis bas – cette rapidité nous a obligés à aller chercher la scène la plus dure au jeu, la plus intense. » Pendant notre visite, Louise Courvoisier s’exprime beaucoup au pluriel, avec la pudeur de ceux qui préfèrent écouter les autres, agir dans l’ombre pour orchestrer leur lumière. C’est sans doute pour cela qu’elle nous emmène, en fin de journée, rencontrer deux voisines et complices de tournage, qui sont aussi deux héroïnes grandeur nature d’un univers rural très masculin. 

REGARDE LES HOMMES TOMBER

Pas très loin d’un abribus, promesse d’échappée pour la jeunesse de Cressia (« Là, on attendait la navette pour aller au New Look, une boîte de nuit de Nogna »), on rejoint Isabelle Courajeot, dite Zaza, et Luna. Zaza campe dans le film la fromagère du village : « Faire chauffer le lait à 54 degrés, c’est une technique difficile, ça brûle les mains. Mais je suis issue du milieu paysan. À la campagne, les filles sont forgées au travail difficile des hommes, portent les remorques de paille, de foin. » Luna, du haut de ses 9 ans, prête ses yeux indociles à la sœur de Totone. En les retrouvant attablées devant une partie de petits chevaux, une phrase de Louise résonne : « Je me suis demandé comment incarner ces personnages de façon non théorique, pas juste en disant : “Ce sont des femmes fortes qui se débrouillent seules.” Mon obsession était qu’on les rencontre véritablement, comme des héroïnes qui ne s’excusent pas d’exister. » Sans cette sœur qui le réveille avec fracas tous les matins, sans cette fromagère qui l’initie à la beauté du geste artisanal, Totone n’aurait jamais bouclé son rêve fromager.

«  À la campagne, on n’a ni le temps ni le luxe de panser les plaies.»

Leur combativité tranche avec une masculinité vacillante, cloîtrée dans la pudeur et le silence. Vingt Dieux s’ouvre, comme un fracas originel, sur la chute ivre du père de Totone au karaoké. S’il encaisse la mort de son père, Totone s’effondrera face à un déboire amoureux. « Je parle des coulisses d’une virilité ambiante, qui existe partout, aussi dans la ruralité. Elle va avec plein de fragilités, d’endroits où les personnages n’ont pas confiance, et qui s’expriment ailleurs, là où on ne les attend pas. » À la campagne, on n’a ni le temps ni le luxe de panser les plaies, de colmater les brèches laissées par les disparus. Pourtant, la mort y est une affaire courante. « Les jeunes commencent à boire jeune, se tuent en voiture, à moto, en quad. On ne banalise pas cette réalité, mais on y est confrontés tôt. »

Louise Courvoisier et Luna Garret, qui joue la petite-sœur du héros du film, dans le Jura, en octobre 2024
Louise Courvoisier et Luna Garret, qui joue la petite-sœur du héros du film, dans le Jura, en octobre 2024

À Saint-Claude, où on a suivi Louise Courvoisier pour une avant-première de Vingt Dieux, les spectateurs de la Maison du Peuple s’émeuvent de cette violence. Mais pointent surtout le regard doux sur cette jeunesse drôle, obstinée, persévérante. « Votre caméra est comme une caresse posée sur leur nuque, sur leur solitude », dit une spectatrice. La cinéaste aime l’idée : ses personnages sont livrés à eux-mêmes, mais brillent par la solidarité. Que devient Totone, petit dieu fromage ? Les spectateurs lui réclament une suite, un Vingt Dieux 2. Elle aime moins l’idée. « À la fin, le sort de Totone est suspendu. Mais ce qui compte, c’est qu’à l’endroit de la collectivité il est vainqueur. » Un peu comme Louise Courvoisier, qui promet de conquérir le monde avec ce film né dans la force du collectif.

Vingt Dieux de Louise Courvoisier, Pyramide (1 h 30), sortie le 11 décembre