En 2018, notre monteur, Nicolás Longinotti (qui édite des supercuts pour le site de TROISCOULEURS), consacrait une vidéo au mystère des corps dans le cinéma d’Agnès Varda, qui nous a quittés il y a un an, le 29 mars 2019. Émue, peut-être parce qu’il avait été sensible au caractère secrètement charnel de son travail, elle lui a proposé de monter son dernier film, Varda par Agnès. Nous prolongeons ici sa vidéo par le texte pour creuser davantage comment la cinéaste s’est dévoilée à travers les corps des autres et la mise en scène du sien, dans une sensualité qui touche toujours à l’intime.
RESSENTIR
Une main qui se tend pour serrer une effrayante tête de poisson coincée dans la manche d’une veste. Pour l’émission « Une minute pour une image » diffusée en 1983 sur FR3, Agnès Varda analyse cette photo surréaliste de la réalisatrice et chef opératrice Nurith Aviv – qui a notamment fait l’image de son documentaire Daguerréotypes (1978). Dans son commentaire, la cinéaste dit qu’en la regardant elle en ressent toute la viscosité, « comme si la sensation était déjà dans l’image », qu’elle « allait plus vite que la photographie ». Ce caractère sensoriel immédiat, lié aussi bien aux sujets qu’aux textures, il se retrouve partout dans son travail. Par exemple avec l’enivrante synesthésie provoquée par les couleurs caressantes ou parfumées de son film Le Bonheur (1965), qui ont quelque chose d’édénique (une famille se repose dans une nature luxuriante) et de lascif (le père va vivre une aventure brûlante). Ou encore à travers les décors sexués du court Plaisir d’amour en Iran (1976), dans lequel Varda souligne le côté voluptueux de l’architecture persane, remarquant que les palais prennent des formes phalliques ou arrondies comme des poitrines.
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S’OPPOSER
Le corps de Mona est sale, il pue. Dans Sans toit ni loi (1985), Agnès Varda suit l’ado marginale jouée par Sandrine Bonnaire dans la morne et froide campagne française. Les réactions que son allure poisseuse suscite révèlent alors surtout le rejet, l’incompréhension des Français pour un mode de vie différent, qui ne se plie ni aux normes ni aux injonctions. Chez Varda, qui suit le précepte féministe selon lequel le privé est politique, le corps, l’intime, est le lieu de l’insubordination. Dans L’une chante l’autre pas (1977), la jeune Pomme (Valérie Mairesse) mobilise son corps à travers le spectacle (chansons revendicatives, vêtements colorés, banderoles …) afin d’imposer une parole proavortement dans l’espace public. Avec le court Réponses de femmes. Notre corps, notre sexe (1975), réalisé pour la télévision, Varda se dresse contre le double discours paradoxal de la société sur le corps des femmes – tantôt sexualisé et exploité à des fins publicitaires, tantôt rabroué parce que jugé trop excitant. Contre ce regard toujours objectivant, Varda aménage un espace filmique sans désir, un lieu de sororité pour ce groupe de femmes de tous les âges qui se réapproprient ici leurs corps. Si elles apparaissent nues, c’est parce qu’elles l’ont choisi, qu’elles veulent marquer les esprits et être écoutées.
JOUER
Le corps de Varda lui-même fait souvent irruption dans ses fictions, comme lorsqu’elle entre dans le champ de la caméra pour avaler les pilules que refuse, par principe, la réalisatrice Shirley Clarke, venue jouer la comédie dans Lions Love (… and Lies) (1970), ou qu’elle apparaît avec sa caméra dans le miroir où se contemple Jane Birkin dans un plan de Jane B. par Agnès V. (1988). Ce surgissement intrusif de la cinéaste dans le flux diégétique semble souligner que tout corps, qu’il évolue dans une fiction ou bien dans un documentaire, est une performance. Dans les mêmes films, Varda a d’ailleurs une interrogation très warholienne sur l’authenticité du corps de la star, souvent considéré à travers le filtre déformant de la publicité, des magazines… Elle-même s’en donne à cœur joie dans la stylisation avec son approche très subjective de la nudité des hommes et des femmes, à laquelle elle donne un supplément d’âme avec ses propres références, elle qui a suivi dans sa jeunesse des études d’histoire de l’art. La lascivité des hippies de Lions Love (… and Lies) s’apprécie à travers le renvoi à Pablo Picasso ou à René Magritte, la sensualité de Birkin à partir de Francisco de Goya ou de Titien. Dans Le Bonheur ou dans Documenteur (1982), les corps nus apparaissent fragmentés par le morcellement des plans, mais c’est moins par fétichisme que par amour du collage quasi cubiste, dont l’inspiration se sent dans le montage même de ses films.
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S’ÉCOUTER
Il y a une vraie intimité dans la façon dont le propre corps d’Agnès Varda et ses variations infléchissent sa manière de filmer. Dans le court métrage documentaire L’Opéra-Mouffe (1958), elle filme la rue Mouffetard, un quartier très populaire à l’époque, alors qu’elle est enceinte de Rosalie Varda. Tout ce qu’elle capte apparaît à travers ce prisme : sur les étals, les citrouilles coupées comparées à la faveur d’un cut à un ventre en pleine grossesse, les vieux et les pauvres dont la fragilité est mise en parallèle avec celle des nouveau-nés. Dans Documenteur, c’est sa propre douleur qui se répand dans l’image alors que sa relation avec Demy est mise à l’épreuve. L’héroïne, jouée par Sabine Mamou – par ailleurs monteuse de Mur murs (1982) – errant dans le Los Angeles gris, subit elle-aussi une rupture. Son corps est présent, mais elle paraît presque absente tant l’image s’embue. Lorsque, dans un plan, l’intersection de deux miroirs reflète son visage comme s’il était fendu, qu’elle apparaît nue et vulnérable, sa crise intérieure nous saute au visage.
LAISSER FILER
Sans détourner le regard, la cinéaste s’est toujours attachée à explorer les corps selon la perspective du temps qui passe, notamment à travers la maladie – dans Cléo de 5 à 7 (1962), le rapport au temps de l’héroïne affolée s’accélère car elle attend des résultats médicaux qui pourraient confirmer un cancer. Très tôt, Varda a choisi de sonder les ressources poétiques de l’inéluctable. Lorsqu’elle filme Elsa Triolet se débattant avec son statut d’inspiratrice vieillissante des poèmes de Louis Aragon dans le court documentaire Elsa la rose (1966), elle amorce déjà toute une interrogation sur le jeunisme lié à notre imaginaire du corps. Varda la poursuivra toujours, filmant volontiers des rides comme si elles étaient des routes vers des histoires – avec l’artiste JR, elle les met en valeur en les affichant en grand sur des murs dans Visages villages (2017). Elle s’est elle-même regardé vieillir, filmant ses mains se tacheter dans Les Glaneurs et la Glaneuse (2000). Et quand elle capte en très plan gros la peau froissée de Jacques Demy mourant dans Jacquot de Nantes (1991), il y a cette idée d’accompagner sans les retenir et le temps et celui qu’elle aime ; puis de finir le film avec lui près de la mer, paysage consolateur parce qu’éternel, où l’on ne distingue plus les larmes des vagues.
Crédit image photo d’ouverture: Lions Love (… and Lies) d’Agnès Varda, Cine Tamaris