« Les Poings desserrés » de Kira Kovalenko : tempête intérieure

Récent lauréat du prix Un certain regard à Cannes, le drame puissant de Kira Kovalenko donne à voir la révolte d’une jeune femme au bord de l’implosion, à la fois prisonnière de son corps, de son Caucase natal et de sa famille, qui annihile le moindre de ses désirs.


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En silence, au-dessus d’un cache-cou remonté jusqu’au nez, une paire d’yeux observe l’asphalte. Aucune voiture ne s’arrête, l’inconnue aux cheveux courts reste adossée à un mur, très calme. Ce pourrait être une scène de jour anodine, prélude à des retrouvailles chaleureuses. Il y a pourtant un je-ne-sais-quoi de troublant dans l’ouverture solitaire des Poings desserrés, comme si le monde extérieur avait déjà dressé des barrières. La jeune Ada (Milana Agouzarova, révélation de quasi tous les plans), bientôt rejointe par un drôle de garçon pas vraiment invité, se déride malgré tout sous l’effet du klaxon. Un demi-sourire pour une moitié de vie : la maison familiale n’est pas loin…

Sorte d’ouragan sous contrôle, ballotté entre des vents violents et un étonnant souffle de douceur, ce deuxième film terriblement incarné ne craint pas les zones grises et se garde bien de tout dire. Son titre fait naturellement penser au premier cri féroce poussé par Marco Bellocchio, Les Poings dans les poches (1965), huis clos funeste et sublime capturant la folie d’une famille bourgeoise ainsi que les tares de la société italienne de l’époque. Il existe, il est vrai, des passerelles évidentes entre la perversion galopante jadis mise en scène par le cinéaste transalpin et le quotidien détraqué d’une âme russe dissimulée là, sous un bout de tissu.

Sauf que le personnage d’Ada ne cherche pas à allumer un brasier pour y jeter son mal-être et ses proches. Au cœur d’une ville perdue d’Ossétie, l’amour fraternel a beau s’embourber dans l’excès (cadet bien trop collant pour son âge, aîné plus indépendant perçu comme le sauveur à moto) et l’amour paternel friser l’horreur d’une relation ambiguë, rien ne paraît ici putrescent : aussi vicié soit-il, l’air du film se renouvelle juste avant d’étouffer les corps enserrés dans le cadre, notamment grâce à un scénario avare d’informations évidentes.

Au jugé, une telle épaisseur des non-dits abraserait la question de la morale, mais elle participe au contraire à un coup de maître, à cent lieues du récit d’émancipation programmatique qui se contenterait d’instruire le procès du patriarcat. Volontiers flottante, cette tonalité conditionne le formidable ballet de mouvements en espace confiné et les jeux de regards qui s’ensuivent, balayant blessures intimes, espoirs et cicatrices de l’esprit, avec, au centre des attentions, toujours cette femme qui sourit mais désespère de s’enfuir. Du moins le croit-on, à l’intérieur d’une forteresse de tendresses et de malheurs si opaques. Kira Kovalenko (32 ans), issue de la même université que Kantemir Balagov, autre espoir du cinéma russe à l’univers esthétique radical, mû par l’idéal de liberté individuelle aux prises avec le milieu, préserve une urgence de vivre en tout point foudroyante.

Les Poings desserrés de Kira Kovalenko, ARP Sélection (1 h 36), sortie le 23 février

Image (c) ARP Selection